Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Tout œuvre de métier prouve une chose, c’est que l’homme qui s’est livré à une occupation inutile était parfaitement insouciant du vrai beau. Il n’y a pas un jeune homme bien né, qui, pour avoir vu le Jupiter de Pise, ou la Junon d’Argos, se soit pris du désir d’être Phidias ou Polyclète ; ou qui voulût devenir Anacréon, Philémon ou Archiloque, pour avoir lu avec délices leurs poésies. Car, encore qu’un ouvrage nous plaise à cause de ses grâces et de son élégance, ce n’est pas une raison pour que nous accordions nécessairement notre estime à l’auteur. Inutiles sont donc à ceux qui les voient les objets qui n’excitent aucune émulation, nul désir, nulle envie de les prendre pour modèles. La vertu, au contraire, fait sur nous, et instantanément, une tout autre impression : nous en admirons les exemples ; et nous nous sentons portés à imiter ceux qui les ont donnés. Ce qu’on aime, dans les biens de la fortune, c’est la possession, c’est la jouissance ; mais, dans la vertu, c’est l’exercice de la vertu même. Nous consentons, il est vrai, à recevoir les biens de la fortune des mains des autres ; mais les biens de la vertu, nous aimons mieux que les autres les tiennent de nous. Le vrai beau nous attire avec une force irrésistible ; il met tout d’abord en nous une énergie qui veut s’épancher ; et ce n’est pas là un pur instinct d’imitation : c’est l’adhésion de l’intelligence à l’entraînement qu’exerce sur nous la contemplation des actions vertueuses. Et voilà ce qui m’a engagé à continuer d’écrire ces Vies, et à composer ce dixième livre[2], qui contient la Vie de Périclès et la Vie de Fabius Maximus, celui qui soutint la guerre contre Annibal : deux hommes qui eurent mêmes vertus, et surtout même douceur, même justice, même patience à supporter les folies du peuple et de leurs collègues, et qui, tous les deux, ont également rendu à leur patrie les plus grands services. Avons-nous raison de les rapprocher ainsi ? c’est ce que fera voir le récit même.

Périclès était de la tribu Acamantide, du dème de Cholarge ; et il descendait, par son père et par sa mère, des maisons les plus distinguées et des plus anciennes races. Xanthippe, celui qui vainquit à Mycale les généraux du roi de Perse[3], avait épousé Agariste, issue de ce Clisthène qui chassa les Pisistratides, et qui, après avoir courageusement détruit la tyrannie, institua des lois, et rendit à Athènes la concorde et la sécurité, par de sages réformes dans le gouvernement. Agariste songea qu’elle avait accouché d’un lion ; et, quelques jours après, elle mit Périclès au monde. Bien conformé dans tous ses membres, l’enfant avait seulement la tête un peu oblongue et mal proportionnée. C’est pour cela sans doute que presque toutes les statues de Périclès ont le casque en tête : les sculpteurs auront craint de faire ressortir ce défaut. Mais les poëtes athéniens l’appelaient publiquement Schinocéphale ; car le mot schinos est aussi employé pour skilla, oignon marin[4]. Un poëte comique, Cratinus[5], fait allusion à Périclès, dans ce passage de sa pièce des Chirons : « De l’union de la Sédition et du vieux Saturne, naquit un immense tyran, que les dieux appelèrent Cephalégérétas[6] ; » et dans celui-ci, de sa Némésis : « Viens, Jupiter hospitalier, tête fortunée[7]. » - « Périclès, dit Téléclide[8] ne sait plus que devenir : tantôt il demeure assis dans la ville, soutenant de ses mains son crâne pesant ; et tantôt, de son énorme tête, il fait jaillir un bruit de tonnerre. » Eupolis[9], dans ses Dèmes, suppose que tous les démagogues reviennent sur la terre, et il demande tour à tour leur nom à celui qui les ramène ; et, comme c’est le nom de Périclès qui arrive le dernier, il dit :

Enfin, la tête sort donc des enfers !

La plupart des auteurs donnent à Périclès, pour maître de musique, Damon, dont le nom a, selon eux, la première syllabe brève ; mais, suivant Aristote, c’est à l’école de Pythoclide qu’il apprit la musique. Il paraît que ce Damon était un sophiste fort habile, qui se couvrait du titre de musicien, pour cacher au vulgaire son véritable talent. Il s’attacha à Périclès comme les maîtres d’escrime et les frotteurs d’huile s’attachent à l’athlète ; mais c’était pour le former à l’escrime politique. On s’aperçut, au reste, que la lyre de Damon n’était qu’un prétexte imposteur, sous lequel il cachait ses machinations sourdes et son dévouement à la tyrannie ; et, banni par l’ostracisme, Damon devint l’objet des sarcasmes des poëtes comiques. Platon[10], dans une de ses pièces, lui fait adresser cette question, par un de ses interlocuteurs :

Dis-moi d’abord, je t’en prie, n’est-ce pas toi,
Ô Chiron ! qui as fait, comme on le dit, l’éducation de Périclès ?

Périclès assista aussi aux leçons de Zénon d’Élée, physicien de l’école de Parménide. Zénon portait, dans la controverse, une force de raisonnement, ou plutôt une subtilité d’arguties, qui embarrassait tous ses adversaires ; et c’est pourquoi Timon le Phliasien[11]) a dit de lui :

L’homme aux deux langues, puissance infaillible,
Zénon, vainqueur dans toute dispute.

Mais le philosophe dont Périclès fréquenta le plus la société, celui qui lui donna cette hauteur de ton et de sentiments un peu trop fière pour un État démocratique, cette noblesse, cette dignité dans les manières, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains nommaient l’Esprit, soit par admiration pour sa pénétration surhumaine et pour sa profonde intelligence de la nature, soit parce que c’est lui qui le premier attribua la formation et l’ordre du monde, non plus au hasard ni à la nécessité, mais à une intelligence pure et sans mélange, laquelle tira du sein du chaos et réunit entre elles toutes les substances homogènes[12].
Périclès avait donc pour Anaxagore une considération toute particulière : il puisa, dans ses conversations, la connaissance des phénomènes de l’air et de toute la nature ; et c’est de là que lui vinrent l’élévation et la gravité de son esprit, son élocution noble et exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la tranquillité de sa démarche, le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours égal, la simplicité de son port, de son geste, et de son habillement même, que rien n’altérait tant qu’il parlait, quelques passions qui l’agitassent ; enfin, toutes les qualités qui faisaient de Périclès l’objet de l’admiration universelle. Un jeune homme débauché et sans éducation l’insulta et l’accabla d’outrages pendant toute une journée, sur la place publique : Périclès n’en continua pas moins d’expédier des affaires urgentes, sans répondre à ses injures. Quand le soir fut venu, il s’en alla tranquillement chez lui, toujours suivi des mêmes cris et des mêmes insultes ; puis, arrivé à la porte de sa maison, il ordonna à un de ses gens de prendre un flambeau, pour éclairer le jeune homme, et de le reconduire jusqu’à sa demeure[13].
Le poète Ion[14] dit pourtant que Périclès était plein de hauteur et de fierté dans ses manières ; qu’il se donnait de grands airs, et que l’on apercevait en lui une sorte de dédain et de mépris pour tout le monde ; tandis que Cimon était, dans le commerce habituel de la vie, un homme doux, affable, et qui savait s’accommoder de tout et à tous. Mais laissons là le poëte Ion, qui voulait que la vertu, de même qu’une représentation de tragédies, eût une partie satyrique[15]. Zénon, au contraire, quand il entendait des personnes dire que cette majesté dont s’enveloppait Périclès n’était qu’arrogance et que faste, les engageait à se donner une arrogance de la même nature ; parce que, disait-il, tout en affectant de grands airs, nous nous laissons aller à l’émulation de la grandeur réelle, et nous en contractons à notre insu l’habitude.
Ce ne sont pas là les seuls fruits que Périclès ait recueillis du commerce d’Anaxagore : il y apprit encore à se mettre au-dessus des craintes superstitieuses qu’inspire la vue des phénomènes célestes à ceux qui en ignorent les causes, et qui vivent, par l’effet de cette ignorance même, dans une agitation continuelle, et comme possédés d’une terreur sans raison ; tandis que l’homme éclairé par l’étude des lois de la nature éprouve, pour la divinité, une vénération pleine de sécurité et d’espérance, au lieu d’une dévotion superstitieuse et toujours alarmée.
Un jour, à ce que l’on conte, on avait apporté de la campagne à Périclès une tête de bélier, qui n’avait qu’une corne. Le devin Lampon observa que cette corne partait du milieu du front, et qu’elle était forte et pleine : « Deux hommes, Thucydide[16] et Périclès mènent aujourd’hui, dit-il, les affaires de l’État ; mais tout le pouvoir se trouvera bientôt réuni entre les mains de celui chez lequel est né ce prodige. » Pour Anaxagore, il ouvrit cette tête ; et il fit voir que la cervelle ne remplissait pas la cavité destinée à la contenir, mais que, détachée de toutes les parois du crâne, elle s’était resserrée et allongée en forme d’œuf, vers le point où s’enfonçait la racine de la corne. Tous ceux qui étaient présents à cette démonstration admirèrent d’abord Anaxagore ; mais, peu de temps après, leur admiration se tourna aussi vers Lampon, car le parti de Thucydide fut renversé, et le gouvernement passa tout entier aux mains de Périclès. Au reste, il a fort bien pu se faire que, sur un même sujet, le physicien et le devin rencontrassent juste, l’un en expliquant la cause du phénomène, l’autre en en donnant la signification prophétique. Le premier devait, en effet, rechercher par quel principe et de quelle manière ce phénomène s’était produit ; et le second, dans quel but, et ce qu’il annonçait. Or, ceux qui prétendent qu’en découvrant la cause, on fait disparaître le prodige, ne s’aperçoivent pas que, par ce raisonnement, ils anéantissent, tout à la fois, et les signes qui nous sont envoyés du ciel, et les signes de convention créés par la main des hommes, comme le son des disques, la lumière des fanaux, l’ombre des gnomons : toutes choses imaginées dans un but, et préparées pour ce but, qui est un signe de convention. Mais ces réflexions trouveraient peut-être mieux leur place dans un autre ouvrage.
Périclès avait, pour le peuple, une extrême répugnance dans sa jeunesse. On lui trouvait une certaine ressemblance de visage avec le tyran Pisistrate : les plus anciens de la cité remarquaient en lui la même douceur de voix, la même facilité de parole et d’élocution ; et ils s’en effrayaient. Riche, issu d’une grande maison, et lié avec des personnages puissants dans l’État, Périclès craignait de se voir bannir par l’ostracisme : il ne se mêlait donc point de politique ; mais, dans les guerres, il recherchait les périls, et il n’épargnait point sa personne. Aristide était mort, Thémistocle exilé, Cimon presque toujours occupé à des expéditions lointaines, quand Périclès commença à toucher aux affaires. Il se dévoua au parti du peuple, préférant, à l’aristocratie faible en nombre, la multitude pauvre, mais nombreuse. Ce n’est pas qu’il fût naturellement populaire, tant s’en faut ; mais sans doute il voulait éviter le soupçon d’aspirer au pouvoir suprême ; et puis il voyait que Cimon, tout dévoué à l’aristocratie, était l’idole des classes élevées et de tous les hommes bien nés : il se jeta donc dans les bras du peuple, pour y trouver sa propre sûreté, et pour s’en faire un appui et un instrument contre Cimon.
Dès ce moment, il embrassa une manière de vivre toute nouvelle. On ne le voyait plus passer dans les rues de la ville, que pour se rendre aux assemblées du peuple ou au sénat ; et il renonça aux banquets, aux sociétés, aux causeries. Tant qu’il fut à la tête des affaires, et il y demeura longtemps, il n’alla souper chez aucun de ses amis : un jour seulement, il assista au festin de noces d’Euryptolème, son cousin ; et encore se leva-t-il de table, aussitôt après les libations[17]. C’est qu’en effet, il n’est rien de plus dangereux, pour la grandeur, que la familiarité ; et quiconque vise à une haute considération ne se doit point prodiguer. Ce qui, dans la véritable vertu, paraît toujours le plus beau, c’est ce qui est le plus en vue ; et, si la vie extérieure des vrais grands hommes excite l’admiration du public, leurs familiers n’admirent pas moins leur vie intérieure. Mais Périclès craignait que la multitude ne se dégoûtât de lui, si elle le voyait continuellement : il mit donc des intermittences dans son commerce avec elle. Il ne parlait pas sur tous les sujets, ni ne se mettait pas toujours en avant : il se réservait pour les grandes occasions, comme la trirème de Salamine[18], suivant le mot de Critolaüs[19]. Dans les autres circonstances, il se faisait suppléer par des amis, et par des orateurs dévoués à ses intérêts. Tel était Éphialte, celui qui détruisit la puissance de l’Aréopage, et qui, selon l’expression de Platon[20], versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple ; et le peuple enivré, disent les poètes comiques, comme un cheval sans bouche, ne sut plus obéir, et il se mit à mordre l’Eubée et à bondir sur les îles.
Pour se former un style digne de sa personne, et comme un instrument à l’unisson de ses pensées, Périclès eut sans cesse recours aux leçons d’Anaxagore, et il trempa, pour ainsi dire, son éloquence dans la physique[21]. Heureusement doué par la nature, à la sublimité de ses sentiments, et à cette persévérante et efficace volonté, comme parle le divin Platon[22], qu’il avait puisées dans l’étude de la philosophie naturelle, il joignait l’art de tirer parti de tout dans l’argumentation : aussi l’emporta-t-il de beaucoup sur tous les orateurs de son temps. C’est de là sans doute que lui vint le surnom d’Olympien. Toutefois, plusieurs pensent que ce surnom lui fut donné à cause des monuments dont il enrichit la ville ; et d’autres, à cause de son habileté dans la science du gouvernement et dans celle des armes ; et rien ne s’oppose à ce qu’on en attribue l’origine à la réunion de tant de rares qualités. Quoi qu’il en soit, les poëtes comiques de l’époque n’ont pas manqué de lancer contre lui une foule de traits, tantôt sérieux, tantôt plaisants ; et tous témoignent que ce fut pour son éloquence principalement qu’on lui donna ce surnom ; car ils disent qu’il tonnait à la tribune, et qu’il lançait des éclairs, et que sa voix était la foudre[23]. On rapporte aussi un mot assez plaisant de Thucydide, fils de Milésias, sur la puissance oratoire de Périclès. Thucydide était un des citoyens les plus recommandables d’Athènes ; et presque toujours il s’était trouvé en opposition avec Périclès. Archidamus, roi de Lacédémone, lui demanda un jour lequel, de Périclès ou de lui, était le plus habile lutteur ; et Thucydide répondit : « Lorsque, dans la lutte, je le renverse, il crie qu’il n’est pas tombé ; tous voient ce qui en est, et pourtant ils finissent par le croire, et par le proclamer vainqueur. »
Cependant Périclès ne parlait qu’avec une extrême circonspection. Chaque fois qu’il montait à la tribune, il priait les dieux de ne pas permettre qu’il laissât échapper une parole contraire au but qu’il se proposait. Il n’a rien laissé d’écrit que des décrets ; et on ne cite même de lui qu’un bien petit nombre de mots remarquables. Ainsi, parlant de l’île d’Égine : « Il faudrait, dit-il, enlever cette tache de l’œil du Pirée[24]. » Et, sur un autre sujet : « Je vois la guerre accourir du Péloponnèse. » Sophocle[25], son collègue dans le commandement de la flotte, et qui naviguait avec lui, lui faisait un jour l’éloge de la beauté d’un jeune garçon. « Sophocle, lui dit-il, un général doit avoir les mains pures, mais les yeux aussi. » Stésimbrote écrit que, dans l’oraison funèbre qu’il prononça à la tribune, en l’honneur des guerriers morts à Samos, Périclès disait : « Ils sont devenus immortels comme les dieux. Car nous ne voyons pas les dieux ; mais les honneurs que nous leurs rendons, et les bienfaits que nous recevons d’eux, nous font sentir qu’ils sont immortels. Il en est de même des citoyens qui meurent pour leur patrie. »
Thucydide[26] représente le gouvernement de Périclès comme une sorte d’aristocratie, à laquelle on donnait le nom de démocratie, mais qui était, dans le fait, une principauté régie par le premier homme de l’État. Suivant plusieurs autres, c’est Périclès qui introduisit la coutume de faire participer le peuple aux distributions des terres conquises, et de lui donner de l’argent pour assister aux spectacles et pour s’acquitter de ses devoirs civiques[27] ; ce qui le gâta, lui inspira le goût de la dépense, le poussa à l’insubordination, et lui fît perdre l’amour de la sagesse et du travail. La cause de ce changement ressort des faits mêmes. On a vu que Périclès, afin de placer son nom sans désavantage en regard de celui de Cimon, commença par s’insinuer dans les bonnes grâces du peuple. Mais Cimon, possesseur de grands biens et de revenus de toute espèce, les employait au soulagement des pauvres, tenait table ouverte à tous venants, habillait les vieillards ; et il avait même fait enlever les haies de ses propriétés, pour que tous ceux qui le voudraient pussent en aller cueillir les fruits. Périclès, moins riche, et qui se voyait inférieur en popularité pour ce motif même, eut recours à des largesses faites avec les deniers publics : ce fut par les conseils de Démonide d’Œa[28], suivant Aristote. Il distribua à la multitude de l’argent pour assister aux spectacles, pour siéger dans les tribunaux, et d’autres salaires divers ; et bientôt le peuple fut séduit. Le peuple lui servit d’instrument contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre, parce que jamais le sort ne l’avait désigné pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ni polémarque : offices qui, de toute ancienneté, étaient assignés par le sort, et qui faisaient entrer dans le conseil de l’Aréopage ceux qui les avaient remplis avec distinction. Profitant donc de la supériorité que lui donnait la faveur du peuple, Périclès porta le trouble dans le conseil, lui fit enlever, par l’entremise d’Éphialte, la connaissance de plusieurs espèces d’affaires ; et il fit bannir Cimon, par la voie de l’ostracisme, comme partisan des Lacédémoniens, et comme opposé de cœur aux intérêts du peuple ; Cimon, c’est-à-dire un des hommes les plus nobles par la naissance, un des plus riches citoyens d’Athènes, un général qui avait remporté sur les barbares les victoires les plus brillantes, et qui avait rempli la ville des trésors et des dépouilles des vaincus, comme je l’ai écrit dans sa Vie[29]. Tant était grande sur la multitude l’influence de Périclès !
La loi fixait à dix années la durée de l’exil qu’emportait l’ostracisme. Or, il arriva que, pendant la cinquième année de l’exil de Cimon, une armée considérable de Lacédémoniens se jeta sur le territoire de Tanagre[30] ; et les Athéniens coururent à leur rencontre. Alors Cimon, pour se laver du reproche qu’on lui faisait, d’incliner vers les Lacédémoniens, rompit son ban ; et il se présenta en armes pour prendre rang parmi les hommes de sa tribu, et pour partager les dangers de ses concitoyens. Mais les amis de Périclès se liguèrent pour l’empêcher, et ils le forcèrent de se retirer, à titre de banni. Ce fut, pour Périclès, une obligation de faire les plus grands efforts dans la bataille, de déployer une extrême bravoure, de se surpasser, en un mot, pour n’être surpassé par personne. Quant aux amis de Cimon, que Périclès accusait aussi d’être partisans de Lacédémone, ils se firent tous tuer dans cette journée.
Cependant les Athéniens, vaincus sur la frontière de l’Attique, et qui s’attendaient à avoir sur les bras, au printemps suivant, une guerre terrible, commençaient à se repentir de la résolution qu’ils avaient prise, et à regretter Cimon. Périclès, s’apercevant des dispositions de la multitude, ne fît pas difficulté d’y satisfaire : il s’empressa même de rédiger le décret de rappel, et de le faire adopter. Cimon, à peine de retour, profita des sentiments que lui portaient les Lacédémoniens, qui avaient autant de bienveillance pour lui, que de haine pour Périclès et les autres démagogues ; et il fit conclure la paix entre les deux républiques. Plusieurs écrivains prétendent que Périclès ne rédigea le décret de rappel qu’après avoir arrêté avec Cimon, par l’entremise d’Elpinice, sœur de ce dernier, certaines conventions secrètes, suivant lesquelles Cimon s’en irait, à la tête de deux cents vaisseaux, faire la guerre aux ennemis du dehors, et ravager les provinces du roi de Perse, tandis que Périclès demeurerait à Athènes, et y exercerait toute l’autorité. Il paraît qu’une fois déjà, au temps où Cimon se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, Elpinice avait su fléchir Périclès, un des accusateurs nommés par le peuple. Elle était venue le trouver, et elle implorait sa pitié. « Elpinice, lui avait-il répondu, tu es bien vieille, pour terminer une affaire de cette importance. » Cependant il ne prit la parole qu’une fois ; il parla des faits reprochés à l’accusé, comme un homme obligé de le faire, et puis il se retira : de tous les accusateurs de Cimon, c’est lui qui le chargea le moins. Et comment croire, après cela, aux allégations d’Idoménée[31] contre Périclès ? Périclès faire assassiner, par jalousie, et dans l’intérêt de sa réputation, Éphialte son ami, l’associé de ses entreprises politiques ! Je ne sais, en effet, d’où cet Idoménée a pu amasser ces griefs, cette bile de surcroit qu’il vomit contre un homme non point sans doute irrépréhensible en tout, mais chez qui on reconnaît une noblesse de sentiments, une passion pour la gloire, bien incompatibles avec une telle atrocité. Éphialte s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie ; il recherchait, il poursuivait, avec une âpre ténacité, tous ceux dont le peuple avait à se plaindre : il tomba, dans un guet-apens, sous les coups d’un assassin payé, Aristodicus de Tanagre. Tel est le récit d’Aristote. Pour Cimon, il mourut dans l’île de Cypre, pendant son commandement.
Le parti aristocratique, voyant Périclès devenu le premier et le plus puissant des citoyens, chercha un homme qui pût lui tenir tête, affaiblir son autorité, et empêcher cette autorité d’être réellement une monarchie absolue ; et on lui opposa Thucydide, du dème d’Alopèce, homme plein de sens, et beau-frère de Cimon. Moins habile dans la guerre que n’avait été son parent, il s’entendait mieux que lui à l’art oratoire et au maniement des affaires publiques ; et, comme il habitait toujours la ville, il ne lui fallut que quelques luttes contre Périclès, à la tribune, pour rétablir promptement l’équilibre entre les deux ordres de l’État. Jusqu’alors, ce qu’on appelle les gens de bien et d’honneur, les nobles, ne formaient point un corps : dispersés çà et là, ils étaient mêlés et confondus avec le peuple ; et leur dignité se trouvait ainsi offusquée et effacée dans la multitude. Il fit cesser ce mélange : il distingua tout ce qu’il y avait de nobles, les réunit en un corps, et forma, de toutes leurs forces particulières, un faisceau de puissances, capable de contre-balancer la puissance de Périclès. Dès le principe, il y avait bien une division de familles, mais inaperçue, comme une paille dans le fer. Elle ne faisait qu’indiquer sourdement la différence de race, plébéienne ou aristocratique. Mais la rivalité et l’ambition de ces deux personnages firent comme une profonde incision, qui sépara l’État en deux membres, nommés depuis Peuple et Grands.
C’est alors, et pour cette raison, que Périclès lâcha le plus la bride au peuple. Il ne cherchait qu’à lui complaire ; il remplissait chaque jour la ville de fêtes pompeuses, de banquets, de solennités, et il formait les citoyens à des plaisirs qui n’étaient pas sans élégance. Tous les ans, il faisait partir soixante trirèmes, montées par un grand nombre d’Athéniens, lesquels devaient, moyennant une solde, tenir la mer pendant huit mois, pour s’exercer et s’instruire dans l’art nautique. En outre, il envoya une colonie de mille hommes dans la Chersonèse[32], une de cinq cents à Naxos, une de deux cent cinquante à Andros[33] ; une autre colonie, de mille hommes alla se fixer en Thrace, dans le pays des Bisaltes ; enfin il peupla, en Italie, Sybaris, qui venait d’être rebâtie sous le nom de Thuries[34]. Par ce moyen, Périclès déchargea la ville d’une populace oisive, et pleine, par conséquent, d’une malfaisante activité ; il put subvenir aux besoins urgents des pauvres, et établir à demeure, au sein des alliés d’Athènes, comme une garnison qui les tenait en respect, et qui prévenait toute révolution.
Mais ce qui fit le plus de plaisir à Athènes, et ce qui devint le plus bel ornement de la ville ; ce qui fut pour tout l’univers un objet d’admiration ; la seule chose enfin qui atteste aujourd’hui la vérité de ce qu’on a dit de la puissance de la Grèce et de sa splendeur d’autrefois, ce fut la magnificence des édifices construits par Périclès. C’est aussi contre ces monuments de son administration que ses ennemis se sont le plus déchaînés, et qu’ils ont poussé, dans les assemblées, leurs accusations et leurs déclamations les plus furieuses, « Le peuple s’est déshonoré, disaient-ils, et il s’est couvert d’infamie, en tirant de Délos le trésor commun de la Grèce, pour l’employer à son seul profit. La raison la plus plausible que nous eussions pu opposer à ceux qui nous en ont fait un crime, savoir, que nous avions voulu placer dans un lieu plus sûr ce qui appartient à tous, de crainte que les barbares n’allassent s’en emparer à Délos, ce prétexte honorable, Périclès nous en a privés. Et la Grèce n’a-t-elle pas raison de se croire insultée, et outrageusement tyrannisée, quand elle, voit que les sommes déposées par elle dans le trésor commun, et qu’elle destinait à fournir aux frais des guerres nationales, nous les dépensons, nous, à couvrir notre ville de dorures et d’ornements recherchés, comme une femme coquette accablée sous le poids des pierreries ; à la parsemer de statues ; à construire des temples de mille talents[35] ? »

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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