Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

On y mit tant d’ardeur et de précipitation, qu’il ne fut gardé aucun ordre dans la distribution des rues, et dans l’assiette des édifices. Aussi dit-on qu’en une année, la ville nouvelle fut debout tout entière, ses murailles, et jusqu’aux dernières maisons des particuliers. Ceux que Camille avait chargés de chercher, au milieu de cette confusion, les emplacements qu’occupaient les lieux sacrés, et d’en déterminer les limites, avaient fait le tour du Palatium, et ils étaient arrivés à la chapelle de Mars : ils trouvèrent cette chapelle, comme toutes les autres, détruite et brûlée par les barbares. Mais, en fouillant et nettoyant la place, ils découvrirent, sous un monceau de cendres, le bâton augural de Romulus. Le bâton augural est une verge recourbée par un des bouts, et qui s’appelle lituus. On s’en sert pour marquer les régions du ciel, quand on veut prendre les auspices ; et c’est aussi l’usage auquel l’employait Romulus, homme très-versé dans la science divinatoire. Quand Romulus eut disparu, les prêtres prirent le lituus, et ils le gardèrent religieusement, sans y laisser non plus toucher qu’aux autres choses sacrées. Ce fut pour eux une grande joie de le retrouver alors, sans qu’il eût été endommagé par le feu, qui avait consumé tout le reste : ils en conçurent d’heureuses espérances pour la prospérité de Rome ; ils y virent un signe qui présageait à la ville une durée éternelle. Les travaux n’avaient pas encore été mis à fin, qu’il survint une nouvelle guerre. Les Èques, les Volsques et les Latins entrèrent en armes sur le territoire de Rome ; les Étrusques vinrent assiéger Sutrium[45], ville alliée des Romains. Enfin les tribuns militaires qui commandaient l’armée, et qui avaient placé leur camp près du mont Marcius[46] y étaient assiégés par les Latins ; et, comme ils se voyaient en danger d’être forcés, ils avaient envoyé à Rome demander du secours. Camille fut nommé dictateur pour la troisième fois. Il y a, au sujet de cette guerre, deux récits différents : je commence par le fabuleux.
On conte que les Latins, soit qu’ils cherchassent un prétexte de rompre avec les Romains, ou qu’ils voulussent réellement, comme ils l’avaient fait jadis, s’unir avec eux par de nouveaux mariages, députèrent vers eux, et leur demandèrent pour épouses des jeunes filles de condition libre. Les Romains ne savaient quel parti prendre : ils commençaient à peine à respirer, et à se rétablir de leurs pertes, et ils redoutaient la guerre ; mais, d’un autre côté, ils soupçonnaient que cette demande n’était, pour les Latins, qu’un moyen de se faire livrer des otages, et que ce nom spécieux de mariages couvrait un mauvais dessein. Une esclave, nommée Tutola, d’autres disent Philotis, conseilla aux tribuns militaires de l’envoyer, elle et les plus jeunes et les plus belles d’entre les esclaves, habillées comme des filles de bonne maison : on pouvait, disait-elle, se reposer sur elle du reste. Les magistrats accueillirent sa proposition. Ils choisirent donc le nombre d’esclaves qu’elle crut nécessaire, les parèrent d’habits magnifiques et de joyaux d’or, et les remirent aux mains des Latins, qui étaient campés non loin de la ville. Pendant la nuit, ces filles enlevèrent furtivement aux ennemis leurs épées, tandis que Tutola, ou Philotis, montée sur un grand figuier sauvage, étendait derrière elle une couverture, et élevait, du côté de Rome, un flambeau allumé. C’était le signal dont elle était convenue avec les magistrats, à l’insu de tous les autres citoyens. Aussi y eut-il quelque confusion au premier moment, quand les soldats romains firent leur sortie, sur l’ordre des magistrats : ils s’appelaient les uns les autres ; et ils eurent de la peine à prendre leurs rangs de bataille. Quoi qu’il en soit, ils tombèrent sur les retranchements des ennemis, qui ne s’y attendaient pas, et qui dormaient ; ils s’emparèrent du camp, et ils y firent un grand carnage. Cet événement arriva le jour des nones de juillet[47], appelées alors les nones de Quintilis ; et, ce jour-là, on en célèbre encore, à Rome, la fête commémorative. D’abord, des citoyens sortent de la ville en troupe confuse, prononçant à haute voix plusieurs des noms romains les plus ordinaires, Caius, Marcus, Lucius, et d’autres semblables, en imitation de la sortie précipitée des soldats s’entr’appelant les uns les autres. Ensuite, les femmes esclaves, vêtues de robes magnifiques, se promènent par la ville, folâtrant, et lançant des brocards sur tous ceux qu’elles rencontrent. Elles se livrent aussi entre elles une sorte de combat, pour marquer la part qu’elles eurent à la lutte contre les Latins. Enfin, elles s’asseyent sous des branchages de figuier ; et là, on leur donne un festin. Ce jour s’appelle les nones Capratines : nom qui vient, à ce qu’on croit, du figuier sauvage où monta la jeune esclave, pour élever le flambeau ; car le figuier sauvage se nomme caprificus, dans la langue des Romains. D’autres prétendent que ce qui se fait et se dit dans cette fête a trait à la disparition de Romulus. En effet, c’est ce jour-là qu’il disparut, durant une tempête qui s’était élevée tout à coup, accompagnée d’une obscurité profonde ; ou, comme d’autres le pensent, durant une éclipse de soleil. Et ce jour aurait été appelé nones Capratines, du mot capra, nom latin de la chèvre, parce que Romulus disparut pendant qu’il tenait une assemblée du peuple près du marais de la Chèvre, comme je l’ai écrit dans sa Vie[48].

Voici l’autre récit, celui qu’ont adopté presque tous les historiens.

Camille, nommé dictateur pour la troisième fois, ayant appris que l’armée commandée par les tribuns militaires était assiégée dans son camp par les Latins et les Volsques, fut forcé d’enrôler sous les armes même des hommes qui n’étaient plus en âge de servir. Il tourna, par un long circuit, le mont Marcius, alla placer son camp derrière les ennemis ; sans être aperçu, et fit allumer de grands feux, pour avertir les assiégés de sa présence. Ceux-ci reprennent courage à cette vue, et ils s’apprêtent à faire une sortie, et à attaquer l’ennemi. Mais les Latins et les Volsques se tintent à couvert dans leur camp, et ils se fortifièrent de tous les côtés par de bonnes palissades en croix, enfermés qu’ils se voyaient entre deux armées. Dans cette position, ils résolurent d’attendre de nouvelles troupes de leurs pays, et le secours des Étrusques. Camille, qui pénétra leur dessein, et qui craignait de se voir enveloppé à son tour, se hâta de prévenir l’événement. Les retranchements de l’ennemi étaient construits entièrement en bois ; et il s’élevait tous les matins un grand vent du côté des montagnes : Camille fait préparer une ample provision de torches ; et, dès le point du jour, il met son armée sur pied. Il ordonne à un corps de troupes de s’armer de traits, et d’assaillir l’ennemi d’un côté, en jetant de grands cris : pour lui, il se poste, avec ceux qui doivent lancer les feux, à l’endroit d’où le vent avait coutume de souffler de toute sa force, et il attend le moment favorable. L’attaque était engagée de l’autre côté ; le vent, au lever du soleil, se mit à souffler avec violence : à ce moment, Camille donne le signal aux siens, qui font pleuvoir dans les retranchements une grêle de traits enflammés. Le feu prit aisément à ces pieux de bois serrés les uns contre les autres, et garnis d’autres bois posés en travers ; et l’incendie se communiqua rapidement à toute l’enceinte. Les Latins n’avaient à leur disposition rien qui pût l’éteindre, ou en arrêter les progrès ; et tout leur camp fut bientôt en flammes. Ils se ramassèrent d’abord dans un espace étroit ; mais force leur fut bien d’en sortir, et ils tombèrent entre les mains des ennemis, rangés en bataille devant les retranchements. Il n’en échappa qu’un très-petit nombre ; et ceux qui restèrent dans le camp furent presque tous consumés par les flammes. Enfin, les Romains éteignirent le feu pour piller.

Cela fait, Camille laisse à son fils Lucius le commandement du camp, et la garde des prisonniers et du butin ; puis il entre sur les terres des ennemis, prend la ville des Èques[49], et force les Volsques de se rendre. Il courait déjà, avec son armée, du côté de Sutrium ; car il n’avait pas encore été informé du malheur des Sutriens : il s’imaginait que la ville n’avait besoin que d’un prompt secours, et qu’elle était toujours assiégée par les Étrusques, et seulement en danger d’être prise. Mais les Sutriens venaient de rendre la ville aux ennemis, qui les avaient dépouillés de tout, hormis les vêtements qu’ils portaient. Ils furent rencontrés sur la route par Camille, eux, leurs femmes et leurs enfants, lamentant tristement leurs infortunes. Camille fut vivement touché de leur état ; et, voyant les Romains pleurer de pitié aux prières des Sutriens, et faire éclater leur indignation, il prit le parti de ne pas différer la vengeance, et de marcher le jour même à Sutrium. Des hommes, pensait-il, qui venaient de prendre une ville riche et puissante, qui n’y avaient pas laissé un seul ennemi, et qui n’en attendaient pas du dehors, n’avaient pu songer qu’à se divertir, et ils ne seraient pas sur leurs gardes. Il ne se trompait point dans sa conjecture ; car non-seulement il traversa, sans être aperçu, le territoire de Sutrium, mais il arriva aux portes de la ville, et il se saisit des murailles, avant qu’on se doutât de rien. Il n’y avait aucunes sentinelles : épars çà et là dans les maisons, les Étrusques se réjouissaient et faisaient bonne chère. Ils finirent par s’apercevoir que les ennemis étaient maîtres de la ville ; mais ils se trouvaient tellement repus, tellement ivres, que la plupart n’eurent pas même l’idée de fuir : ils se laissèrent honteusement égorger, ou ils se livrèrent sans défense à l’ennemi. C’est ainsi que Sutrium fut pris deux fois dans un jour : ceux qui s’en étaient rendus maîtres le perdirent ; et ceux qui se l’étaient laissé prendre le recouvrèrent par le moyen de Camille.
Le triomphe qu’il dut à ses nouveaux exploits ne lui acquit ni moins d’estime ni moins de gloire que les deux premiers. Ses envieux les plus acharnés, ceux-là même qui attribuaient tous ses succès à la Fortune plutôt qu’à sa valeur, furent forcés, par les faits mêmes, à faire honneur de ceux-ci à sa prudence et à son activité. Son rival le plus déclaré et le plus jaloux était Marcus Manlius, ce même Manlius qui avait repoussé le premier les Celtes du haut de la citadelle, la nuit qu’ils escaladèrent le Capitole, et qui avait reçu en récompense le surnom de Capitolinus. Manlius voulait être le premier entre ses concitoyens ; et, comme il ne pouvait parvenir, par des voies honnêtes, à surpasser la gloire de Camille, il prit la route ordinaire de ceux qui aspirent à la tyrannie : il travailla à s’attacher la multitude, et surtout les citoyens perdus de dettes. Il prenait leur parti contre leurs créanciers ; il les défendait dans les tribunaux ; il arrachait de force au créancier le débiteur que la loi lui adjugeait comme esclave. Aussi se vit-il bientôt entouré d’une foule d’indigents, qui faisaient trembler les meilleurs citoyens, et qui troublaient les assemblées du Forum. Quintus Capitolinus, élu dictateur dans ces conjonctures, fit emprisonner Manlius. Mais le peuple prit le deuil, ce qu’il ne faisait jamais que dans les grandes calamités publiques ; et le sénat, qui craignait une sédition, ordonna que Manlius fût mis en liberté. Loin que Manlius fût sorti meilleur de sa prison, il ne fit que soulever le peuple avec plus d’insolence encore, et il remplit la ville de séditions.
Camille est élu derechef tribun militaire. Manlius était traduit en justice ; mais la vue du Capitole nuisait à ses accusateurs. L’œil découvrait, du Forum, l’endroit où Manlius avait combattu la nuit contre les Celtes ; et lui-même, tendant les mains vers la citadelle, et les yeux baignés de larmes, il rappelait aux Romains les combats qu’il avait soutenus. Tous les assistants étaient émus de pitié ; et, plus d’une fois, les juges remirent la cause, ne sachant à quoi se décider. Ils ne voulaient pas l’absoudre du crime, contre les preuves les plus évidentes ; et ils ne pouvaient user de la rigueur des lois, quand la vue du Capitole leur remettait sans cesse devant les yeux les services de Manlius. Camille s’aperçut de cette impression : il fit transporter le tribunal hors de la ville, dans le bois Pétilien, d’où l’on ne voyait pas le Capitole. Alors le demandeur reprit tous les chefs de l’accusation ; et les juges, n’ayant plus rien qui rappelât à leurs yeux les exploits de l’accusé, laissèrent agir l’indignation que leur causait l’idée de ses crimes. Manlius fut condamné à mort. On le conduisit au Capitole, et on le précipita du haut du rocher. Ainsi le même lieu fut témoin de sa calamité déplorable, qui l’avait été de ses plus heureux succès. Les Romains démolirent sa maison, bâtirent à la place un temple à la déesse Monéta[50], et défendirent, par un décret, qu’aucun patricien habitat désormais dans la citadelle[51].
Camille, appelé pour la sixième fois au tribunat militaire[52], refusa cette charge. Il était déjà fort avancé en âge[53] ; et peut-être craignait-il, après tant de succès et de gloire, les effets de l’envie, ou d’un retour de la Fortune. La cause la plus apparente de son refus, c’était sa mauvaise santé, car il venait de tomber malade ; mais le peuple n’admit pas son excuse. Il ne s’agissait pas pour lui, criait-on, de combattre à pied ou à cheval : on voulait seulement ses conseils pour la conduite de la guerre. Il fut donc obligé de prendre le commandement des troupes ; et, assisté de Lucius Furius[54], un de ses collègues, il les mena à l’ennemi : c’étaient les Prénestins et les Volsques, lesquels ravageaient, avec une armée nombreuse, les terres des alliés des Romains. Camille se mit en marche, et il alla camper à côté de leur camp même. Son intention était de traîner l’affaire en longueur, afin que, s’il fallait en venir à une bataille, il eût le temps de rétablir sa santé, et de se mettre en état de combattre ; mais Lucius, son collègue, emporté par le désir de la gloire, brûlait d’impatience d’en venir aux mains, et son ardeur se communiquait à tous les chefs, centurions et manipulaires. Camille craignit qu’on ne le soupçonnât d’avoir ôté à des jeunes gens, par envie, une occasion de vaincre et de se distinguer : il permit à Lucius, mais à regret, de livrer bataille ; pour lui, retenu par la maladie, il resta dans le camp, avec un petit nombre de soldats.
Lucius chargea témérairement les ennemis, et il fut bientôt repoussé. Camille, voyant les Romains prendre la fuite, ne put se contenir : il saute de son lit ; et, avec ce qu’il avait de troupes, il court aux portes du camp, passe au travers des fuyards, et tombe sur ceux qui les poursuivaient. Alors ceux des Romains qui étaient déjà rentrés dans le camp reviennent sur leurs pas, pour suivre Camille ; et les fuyards qui étaient encore dans la plaine se rallient autour de lui, et ils prennent leur rang de bataille, s’exhortant les uns les autres à ne pas abandonner leur général. Les ennemis, ce jour-là, suspendirent leur chasse. Le lendemain, Camille fait avancer son armée, les charge et les met en tuile ; il entre dans leur camp avec les fuyards, et presque tous sont massacrés. Il apprend, après sa victoire, que la ville de Satria[55] a été prise par les Étrusques, et que ses habitants, qui tous étaient Romains, ont été passés au fil de l’épée : alors il renvoie à Rome son corps d’infanterie et ses bagages, et il marche, avec l’élite de ses troupes légères, contre les Étrusques qui occupaient Satria. Les ennemis sont défaits, sont chassés de la ville, ou périssent dans le combat. Camille revient à Rome chargé de butin : preuve éclatante que les peuples les plus sages sont ceux qui, sans s’effrayer du grand âge et de l’état de faiblesse d’un général dont ils connaissent l’expérience et le courage, le préfèrent, tout malade qu’il est, et malgré sa répugnance, à ceux qui sont dans la fleur de l’âge, qui sollicitent le commandement, et qui mettent tout en œuvre pour l’obtenir.
Aussi les Romains, informés de la révolte des Tusculans[56], chargèrent-ils encore Camille de cette expédition, en lui laissant le choix de celui de ses cinq collègues qu’il voudrait prendre avec lui. Chacun d’eux désirait l’accompagner, et le demandait avec instance : Camille, contre l’attente de tout le monde, laissa tous les autres, pour choisir Lucius Furius, celui-là même qui, peu de temps auparavant, avait, contre son avis, hasardé témérairement et perdu la bataille. Camille voulait, je crois, par cette préférence, fournir à Furius une occasion de réparer son malheur, et d’effacer la honte de sa défaite. Effrayés à l’approche de Camille, les Tusculans usèrent d’adresse pour réparer leur faute : ils remplirent la campagne de laboureurs et de bergers, cultivant la terre comme en pleine paix, et faisant paître les troupeaux ; ils tinrent les portes de la ville ouvertes ; ils envoyèrent, comme d’habitude, leurs enfants aux écoles ; enfin on voyait les artisans travailler tranquillement dans les ateliers, les citadins se promener en robe sur la place publique, et les magistrats courir çà et là, faisant les empressés pour préparer des logements aux Romains, comme s’ils n’eussent eu rien à craindre, ni rien à se reprocher. Cette conduite n’ôta pas à Camille la certitude qu’il avait de leurs projets de révolte ; mais, touché des marques de repentir qui en étaient le désaveu, il leur ordonna d’aller trouver le sénat, pour prévenir les effets de son ressentiment. Il appuya même leurs prières ; il fit absoudre leur ville de toute accusation, et il obtint pour eux le partage des droits de la cité romaine. Telles furent les actions les plus éclatantes, de son sixième tribunat.
Quelque temps après, Licinius Stolon excita dans Rome une sédition violente, et souleva le peuple contre le sénat. Le peuple voulait à toute force que, des deux consuls élus chaque année, un fut pris parmi les plébéiens, et non pas tous les deux parmi les patriciens. Les tribuns du peuple furent d’abord élus ; mais le peuple empêcha que l’on continuât les comices, pour la nomination des consuls ; et la ville, faute de magistrats, allait être exposée aux plus grands troubles. Le sénat nomma donc Camille dictateur, pour la quatrième fois : c’était contre le gré du peuple ; et Camille lui-même n’accepta cette charge qu’avec répugnance. Il ne voulait pas avoir à lutter contre des hommes qui étaient en droit de lui dire, après tant de batailles gagnées, que ce qu’il avait accompli par leurs mains à la guerre était bien autre chose que tous les travaux politiques où il avait eu les patriciens pour aides. Il sentait d’ailleurs que les patriciens ne l’avaient élu que parce qu’il était désagréable aux plébéiens, et pour le mettre dans l’alternative, ou de tenir le peuple dans l’oppression, s’il avait l’avantage, ou, s’il avait le dessous, de se voir écrasé lui-même. Il essaya pourtant d’apporter un remède au mal présent. Averti du jour où les tribuns du peuple se proposaient de faire passer leur loi, il fait publier, pour ce jour-là même, une levée de troupes, et il appelle le peuple du Forum au Champ-de-Mars, avec menace de fortes amendes pour ceux qui n’auraient pas obéi. Les tribuns, de leur côté, opposent menaces à menaces : ils jurent de le condamner lui-même, s’il s’obstine à empêcher le peuple de voter la loi, à une amende de cinquante mille as[57]. Soit qu’il redoutât un nouvel exil et une seconde condamnation, comme chose ignominieuse pour un vieillard, pour un homme qui s’était illustré par tant d’exploits ; soit qu’il se crût incapable de lutter contre le vœu énergique de la multitude, Camille se retira chez lui, et, quelques jours après, alléguant sa mauvaise santé, il abdiqua la dictature. Le sénat lui nomma un successeur[58] ; et celui-ci choisit pour général de la cavalerie Stolon, le chef même de la sédition, et lui permit de faire passer une loi qui exaspéra les patriciens : cette loi portait défense à tout citoyen de posséder plus de cinq cents arpents de terre. Cette victoire donna un moment à Stolon une morgue insupportable ; mais, peu de temps après, convaincu lui-même de posséder plus de terres qu’il ne permettait aux autres d’en avoir, il fut puni, en vertu de sa propre loi[59].
Restait la question des comices consulaires, l’objet principal et la première cause de la sédition, l’affaire, en un mot, qui donnait le plus d’embarras. La querelle du sénat avec le peuple durait toujours, quand on apprit, par des avis certains, que les Celtes, partis une seconde fois des bords de la mer Adriatique, marchaient sur Rome, précipitamment et avec une armée formidable. Les effets suivirent de près la nouvelle : la guerre avait déjà commencé par le dégât de tout le pays ; et ceux qui n’avaient pas eu le temps de se retirer à Rome s’étaient dispersés sur les montagnes. La crainte assoupit la sédition : les nobles et les simples citoyens, le sénat et le peuple, réunis par le danger commun, élurent unanimement Camille dictateur, pour la cinquième fois. Malgré son extrême vieillesse, car il avait près de quatre-vingts ans, il ne vit que la nécessité, et il n’allégua plus, comme auparavant, ni raison ni prétexte : il accepta sans balancer la dictature, et il se hâta de faire les levées. Comme il savait, par expérience, que la plus grande force des barbares consistait dans leurs épées, qu’ils mariaient à la barbare, lourdement et sans dextérité, en taillant presque uniquement épaules et têtes, il arma la plus grande partie de ses soldats de casques de fer poli, sur lesquels les épées des ennemis ne pouvaient manquer de glisser ou de se rompre. Le bois des boucliers des Romains n’était pas assez fort pour résister aux coups ; il les fît border d’une lame d’airain. Il enseigna aussi aux soldats à se servir de longues piques, et à les glisser sous les épées des ennemis, pour prévenir leurs coups de taille assénés d’en haut.
Les Celtes s’étaient arrêtés près de Rome, sur le bord de l’Anio[60] ; et leur camp était embarrassé, gorgé, de l’immense butin qu’ils avaient fait. Camille sort avec son armée, et il va se poster sur une colline dont la pente était douce et coupée de ravins. Il cacha dans les creux la plus grande partie de ses troupes, afin que celles qui étaient en vue eussent l’air d’avoir cédé à la crainte, en se ramassant sur les hauteurs. Pour confirmer les ennemis dans cette opinion, Camille ne les empêcha pas de venir piller jusqu’au pied de la colline, et il demeura coi dans ses retranchements, qu’il avait bien fortifiés. Enfin, ayant vu les ennemis se disperser pour aller au fourrage, et ceux qui restaient dans le camp passer la journée entière à faire bonne chère et à s’enivrer, il saisit l’occasion, et il envoie, dès la nuit même, ses troupes légères harceler les barbares, et les charger à mesure qu’ils sortaient, pour les empêcher de se mettre en bataille. À la pointe du jour, il fait descendre dans la plaine et met en ordre son infanterie, nombreuse et pleine d’ardeur, et non point, comme le croyaient les barbares, réduite à un petit nombre et découragée.
À cette attaque, les Celtes rabattirent d’abord de leur confiance orgueilleuse : ils sentirent bien qu’on ne les redoutait pas. D’ailleurs, les troupes légères, qui tombaient sur eux avant qu’ils pussent prendre leur ordre accoutumé et se diviser par bataillons, mettaient la confusion dans leurs rangs, et les forçaient de combattre en désordre, chacun dans la place que lui assignait le hasard. Enfin, Camille fait avancer son corps d’armée, et les barbares se jettent sur les Romains l’épée haute ; mais ceux-ci opposent leurs longues piques, et ils présentent aux coups des corps couverts de fer ; et les épées des barbares, qui étaient de fer non trempé, et qui avaient les lames minces et aplaties, pliaient aisément et se courbaient en deux[61]. Leurs boucliers étaient hérissés des longues piques qui s’y étaient enfoncées ; et c’était là un poids insupportable : aussi abandonnaient-ils leurs propres armes, se jetant sur les piques des Romains, pour les leur arracher. Les Romains, qui les voient s’offrir ainsi à découvert, mettent l’épée à la main, et font un grand carnage des premiers rangs. Les autres prennent la fuite çà et là par la plaine ; car les collines et les hauteurs, Camille s’en était saisi d’avance, et les barbares savaient que l’ennemi se rendrait aisément maître de leur camp. Cette bataille se donna, dit-on, la treizième année après la prise de Rome[62]. Les Romains y apprirent à envisager résolument les Celtes ; car, telle était la terreur que leur inspiraient ces barbares, qu’ils attribuaient la première défaite de l’ennemi moins à leur propre valeur qu’aux maladies et aux accidents imprévus qui l’avaient affaibli. On jugera par un fait de l’excès de leurs craintes : ils avaient porté une loi qui exemptait les prêtres du service militaire, hormis le cas de guerre contre les Gaulois.
Ce fut là le dernier exploit militaire de Camille ; car il n’eut qu’à se montrer en passant, pour prendre Vélitres[63], qui se rendit sans coup férir. Mais les affaires politiques lui réservaient encore une lutte violente entre toutes, et pleine de périls. Le peuple, devenu plus fort par ses succès, persistait à exiger, contre les dispositions de la loi en vigueur, que l’un des deux consuls fût pris parmi les plébéiens. Le sénat résistait avec fermeté ; et c’est lui qui empêchait Camille de se démettre de la dictature, espérant, à l’aide de cette autorité suprême, combattre avec plus d’avantage, pour les privilèges de l’aristocratie. Mais un jour que Camille, assis sur son tribunal, rendait la justice dans le Forum, un licteur, envoyé par les tribuns du peuple, lui ordonna de le suivre, et mit la main sur lui, comme pour l’emmener de force. Alors ce fut, dans toute la place, un bruit et un tumulte dont on n’avait pas encore vu d’exemple. Ceux qui environnaient Camille repoussaient le licteur arrière du tribunal, tandis que la multitude criait d’en bas qu’il en arrachât le dictateur. Camille ne savait à quoi se résoudre, dans cette conjoncture. Il ne se démit pourtant pas de sa charge ; mais, accompagné des sénateurs qui étaient avec lui, il se rendit au sénat. Avant d’y entrer, il se tourna vers le Capitole, et il pria les dieux d’amener à une fin heureuse ces divisions funestes, faisant vœu, si les troubles s’apaisaient, de bâtir un temple à la Concorde. La différence des opinions fit naître, dans le sénat, des débats très-animés ; mais, à la fin, le sentiment le plus modéré l’emporta : on céda au peuple ; on lui laissa prendre un des consuls parmi les plébéiens. Le dictateur proclama, dans l’assemblée du peuple, ce décret du sénat. La joie fut grande, comme on pense, chez les plébéiens : ils se réconcilièrent sur-le-champ avec le sénat, et ils reconduisirent Camille dans sa maison, en faisant retentir les cris de joie et les applaudissements. Le lendemain, ils se rassemblèrent de nouveau ; et ils arrêtèrent qu’un temple serait élevé à la Concorde, dans un emplacement qui avait vue sur le Forum et le Comice, pour accomplir le vœu de Camille, et pour perpétuer le souvenir de la réconciliation ; qu’il serait ajouté un jour aux féries Latines, lesquelles se célébreraient, à l’avenir, pendant quatre jours[64] ; et qu’à l’heure même, on irait offrir des sacrifices aux dieux, où assisteraient tous les Romains, portant des couronnes de fleurs sur la tête.
Camille présida ensuite à l’élection des consuls, qui furent, Marcus Émilius[65] pour les patriciens, et, pour les plébéiens, Lucius Sextius, le premier consul qui ait été pris dans le peuple. Ce fut la dernière action publique de la vie de Camille. L’année suivante, Rome fut affligée d’une peste, qui enleva une multitude de plébéiens et presque tous les magistrats de la cité. Camille en mourut aussi ; et, quoiqu’il fût dans un âge très-avancé[66], et bien que sa vie eût été pleine, autant que celle de pas un homme au monde, cette perte causa plus de regrets aux Romains que celle de tous les autres citoyens qu’avait emportés le même fléau.
Le parallèle de Thémistocle et de Camille n’existe plus.

PÉRICLÈS. (Né en l’an 494 environ et mort en l’an 429 avant J.-C.)

César voyant, à Rome, de riches étrangers qui allaient partout portant dans leur giron de petits chiens et de petits singes, et les caressant avec tendresse, s’enquit, dit-on, si, dans leur pays, les femmes ne faisaient pas d’enfants. C’était une façon tout impériale de reprendre ceux qui dépensent, sur des bêtes, ce sentiment d’amour et d’affection que la nature a mis dans nos cœurs, et dont les hommes doivent être l’objet. Puisque notre âme est naturellement curieuse et avide d’apprendre, n’est-il pas raisonnable aussi de blâmer ceux qui abusent de cette disposition, et qui la tournent vers des choses indignes de notre attention et de nos soins, insouciants de ce qui est vraiment beau et utile ? Les sens reçoivent une impression du contact des choses extérieures : c’est donc peut-être une nécessité que les sens s’arrêtent à considérer tout ce qui les frappe, utile ou non. Quant à l’entendement, il nous est aisé, si nous en voulons faire usage, de le tourner vers le but qui nous plaît, ou de l’en détourner à l’instant. Notre devoir est donc de poursuivre ce qu’il y a de meilleur ; et il s’agit, non-seulement de contempler le but, mais de trouver un aliment dans cette contemplation même. Les couleurs qui flattent le plus nos yeux, et qui sont comme l’aliment de la vue, se forment d’un agréable mélange de douceur et de vivacité : choisissons de même, pour notre esprit, des spectacles qui le charment, tout en le conduisant au bien qui lui est propre. Telles sont les actions vertueuses, dont le récit excite en nous une vive émulation et un désir de les imiter. Au reste, parce que nous admirons une chose, ce n’est pas toujours pour nous un motif de la faire ; et souvent même, en prenant plaisir à l’œuvre, nous méprisons l’ouvrier : ainsi, l’odeur des parfums et la vue de la pourpre nous causent du plaisir ; et pourtant nous mettons l’art du parfumeur et celui du teinturier au rang des professions mécaniques et des métiers. Aussi le mot d’Antisthène[1] est-il plein de sens. On lui vantait le talent du joueur de flûte Isménias : « Fort bien, dit-il ; mais c’est un homme de rien, sinon ce ne serait pas un excellent joueur de flûte. » Alexandre, dans un festin, avait touché du luth agréablement, et en homme qui s’y entendait : « N’es-tu pas honteux de jouer si bien ? » lui dit Philippe. C’est assez, en effet, pour un roi, qu’il fasse aux chanteurs l’honneur de les écouter, s’il en a le loisir ; et il accorde beaucoup aux Muses, lorsque seulement il veut bien assister comme spectateur à de tels exercices.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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