Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Disons pourtant que Thémistocle était agréable à la multitude, soit à cause de son attention à saluer chaque citoyen par son nom, au seul vu de la personne, soit pour l’impartialité avec laquelle il jugeait les procès des particuliers, pendant ses magistratures. Un jour, Simonide de Céos[19] lui demanda quelque chose d’injuste. « Tu ne serais pas un bon poëte, lui dit Thémistocle, si tes chants faussaient la mesure, ni moi un bon magistrat, si j’accordais une grâce contraire aux lois. » C’est encore lui qui disait, en plaisantant, à Simonide : « Tu es fou de médire des Corinthiens, qui habitent une ville si grande, et de te faire peindre, laid comme tu es. » Enfin, quand sa puissance se fut accrue, et que son crédit auprès du peuple fut bien établi, il forma une faction contre Aristide, et il le fit bannir par l’ostracisme.
À la première nouvelle de la marche des Mèdes contre la Grèce, les Athéniens s’assemblèrent, pour élire un général. Tous ceux qui pouvaient prétendre au commandement y renoncèrent, dit-on, effrayés de la grandeur du péril. Le seul Épicyde, fils d’Euphémidès, orateur éloquent, mais homme faible de cœur et facile à corrompre, se présenta comme compétiteur de Thémistocle ; et il avait des chances de réunir les suffrages. Mais Thémistocle, qui prévoyait la perte de la Grèce si le commandement tombait dans les mains d’un tel homme, acheta, à prix d’argent, le désistement d’Épicyde. On loua aussi la conduite de Thémistocle envers l’interprète des ambassadeurs que le roi avait envoyés pour demander aux Athéniens la terre et l’eau. Il le fit arrêter ; et un décret du peuple le condamna à mort, pour avoir osé employer la langue grecque à exprimer des ordres de barbare. On n’approuva pas moins sa sévérité contre Arthmius de Zélia. Arthmius, sur la proposition de Thémistocle, fut noté d’infamie, lui, ses enfants et toute sa postérité, parce qu’il avait apporté en Grèce l’or des Mèdes. Mais le plus grand bienfait de Thémistocle, ce fut d’avoir éteint les guerres intestines dans la Grèce, d’avoir réconcilié les villes entre elles, et de leur avoir persuadé d’oublier leurs inimitiés particulières, en présence de l’ennemi commun : entreprise où Chiléus l’Arcadien l’aida de tous ses efforts.
À peine nommé général, Thémistocle tâcha de déterminer les Athéniens à monter sur les trirèmes, et à quitter la ville pour aller par mer, le plus loin possible de la Grèce, au-devant du barbare. Mais cet avis trouva beaucoup de contradicteurs ; et Thémistocle conduisit, avec les Lacédémoniens, une grande armée dans les vallées de Tempé, pour défendre la Thessalie, qu’on ne soupçonnait pas encore d’avoir embrassé le parti des Mèdes. On quitta ce poste sans avoir rien fait ; et, les Thessaliens s’étant déclarés pour le roi, tout le pays se livra comme eux aux Mèdes. C’est alors que les Athéniens revinrent au conseil de Thémistocle, et à l’idée d’une expédition maritime ; et ils envoyèrent le général avec une flotte à Artémisium, pour garder le détroit[20].
Là, tous les autres Grecs voulaient déférer le commandement à Eurybiade et aux Lacédémoniens, tandis que les Athéniens, sous prétexte qu’ils avaient à eux seuls plus de vaisseaux que tous les autres Grecs ensemble, refusaient de reconnaître cette autorité. Mais Thémistocle, qui sentit le danger d’une pareille prétention, céda de lui-même le commandement à Eurybiade ; et il adoucit les Athéniens en leur promettant, s’ils se comportaient en gens de cœur dans cette guerre, qu’il ferait bien, une autre fois, que les Grecs se soumissent à eux sans mot dire. C’est par là que la Grèce dut à Thémistocle son salut, et les Athéniens en particulier la gloire d’avoir vaincu les ennemis par leur courage, et les alliés par leurs bons procédés. Cependant, quand la flotte des barbares eut jeté l’ancre devant les Aphètes[21], Eurybiade, effrayé à la vue de ces innombrables vaisseaux tous de front, et apprenant d’ailleurs que deux cents autres navires tournaient l’île de Sciathos[22], voulait regagner au plus tôt l’intérieur de la Grèce, et se tenir près des côtes du Péloponnèse, afin que l’armée de terre fût à portée de secourir celle de mer, convaincu qu’il était de l’impossibilité de résister aux forces navales du roi.

Sans oublier le bateau de Thésée et le problème de l'identité. https://image.noelshack.com/fichiers/2024/33/1/1723420182-tete-2-ouf-sticker.png

Cimer Thomas Hobbes https://image.noelshack.com/fichiers/2024/33/1/1723420182-tete-2-ouf-sticker.png

Alors les Eubéens, qui craignaient de se voir abandonnés par les Grecs, envoyèrent secrètement à Thémistocle Pélagon, un des leurs, avec une somme d’argent considérable. Thémistocle la reçut ; et aussitôt, si l’on en croit Hérodote, la donna à Eurybiade. Mais un des Athéniens fit à ce sujet une vive résistance à Thémistocle : c’était Architélès, commandant de la trirème sacrée, qui manquait d’argent pour payer ses matelots. Thémistocle souleva contre Architélès les gens de l’équipage, déjà mécontents : ils lui coururent sus, et ils lui enlevèrent son souper. Architélès s’indignait de l’affront, et il se répandait en plaintes, quand il reçut de Thémistocle du pain et de la viande dans un panier, au fond duquel il y avait un talent d’argent, avec l’ordre de souper tranquillement, et, le lendemain, de satisfaire ses matelots ; sinon, qu’il serait dénoncé auprès des Athéniens, comme ayant reçu de l’argent des ennemis. Tel est le récit de Phanias le Lesbien.

Les combats qu’on soutint dès lors dans le détroit contre les barbares ne laissèrent pas, sans être décisifs, d’avoir un bon résultat pour les Grecs : ils y firent l’essai de leurs forces ; ils y apprirent, par la lutte même, que le nombre des vaisseaux, la pompe et la magnificence de leurs ornements, pas plus que des clameurs insolentes ou des chants barbares, ne sont faits pour effrayer des hommes fermes et intrépides ; qu’il n’y a qu’à mépriser tout ce vain appareil, à marcher droit à l’ennemi, à le serrer de près, et à le saisir pour mieux porter les coups. C’est ce qu’a bien compris Pindare, quand il a dit, de la bataille d’Artémisium :

Les enfants d’Athènes y jetèrent l’illustre
Fondement de la liberté.

En effet, oser, c’est le commencement de la victoire.

Artémisium est un promontoire de l’île d’Eubée, qui s’étend au nord au-dessus d’Histiée : en face est Olizon, dans le pays où régna jadis Philoctète. Il y a, sur le promontoire, un petit temple, consacré à Diane, surnommée Orientale. Il est entouré d’un bois, et décoré d’un portique de pierre blanche : cette pierre, quand on la frotte avec la main, rend l’odeur du safran, et en prend la couleur. Sur une des colonnes, sont inscrits les vers élégiaques suivants :

Mille nations étaient venues des contrées de l’Asie ;
Mais les enfants d’Athènes, sur ces mers,
Ont détruit leur flotte ; et, quand l’armée des Mèdes eut péri,
Ils ont élevé ces trophées à la vierge Diane.

Cependant, quand on reçut, à Artémisium, des nouvelles des Thermopyles ; quand on apprit la mort de Léonidas, et que Xerxès était maître des passages de terre, on rentra dans l’intérieur de la Grèce, les Athéniens fermant la marche, tout orgueilleux de leurs exploits. Thémistocle côtoyait le rivage ; et, là où il voyait que les ennemis, à coup sûr, viendraient mouiller l’ancre et se rafraîchir, il faisait graver de grandes lettres, ou sur les pierres qu’il trouvait par hasard, ou sur d’autres qu’il faisait placer dans les endroits commodes pour les relâches et les aiguades. Ces inscriptions s’adressaient aux Ioniens : « Venez, s’il vous est possible, vous réunir à vos pères, à ceux qui s’exposent les premiers pour défendre votre liberté. Si vous ne le pouvez pas, du moins, durant les combats, harcelez l’armée des barbares, et jetez-y le désordre. » Il espérait, par là, ou attirer les Ioniens dans le parti des Grecs, ou les effrayer, en les rendant suspects aux barbares.
Cependant Xerxès avait pénétré, par la Doride supérieure, jusque dans la Phocide : il brûlait et il saccageait les villes des Phocéens, sans que les Grecs vinssent les secourir, quoique les Athéniens priassent qu’on allât faire tête à l’ennemi dans la Béotie, afin de couvrir l’Attique, comme ils étaient allés eux-mêmes par mer à Artémisium, pour la défense commune. Mais personne ne les écoutait : les autres Grecs ne songeaient qu’au Péloponnèse ; et ils voulaient rassembler en deçà de l’isthme toutes les forces de la Grèce, et fermer l’isthme d’une muraille, depuis une mer jusqu’à l’autre. Cet abandon irrita les Athéniens, et les jeta dans la tristesse et le découragement. Seuls, comme ils l’étaient, ils ne pouvaient songer à combattre tant de milliers d’ennemis ; et l’unique parti qu’il leur restât à prendre, c’était d’abandonner Athènes, et de monter sur les vaisseaux. Mais le peuple ne pouvait s’y résoudre, persuadé qu’il n’y avait nul espoir de vaincre, nul salut possible, si l’on abandonnait les autels des dieux et les tombeaux des ancêtres. Alors Thémistocle, qui désespérait de déterminer le peuple par des raisonnements humains, eut recours aux prodiges et aux oracles, comme on a recours à la machine dans la tragédie[23]. Le prodige qu’il supposa fut la disparition du dragon de Minerve, qu’on ne vit point, ces jours-là, dans le sanctuaire. Les prêtres trouvèrent intactes les oblations qu’on lui faisait chaque jour, et ils répandirent parmi le peuple, à l’instigation de Thémistocle, que la déesse avait quitté la ville, en leur montrant le chemin de la mer. Puis Thémistocle fit valoir l’autorité de l’oracle : les murailles de bois dont parlait le dieu ne signifiaient, disait-il, rien autre chose que les vaisseaux ; et c’était pour cela que le dieu donnait à Salamine le titre de divine, et non celui de malheureuse et de funeste, parce que cette île donnerait son nom à un éclatant exploit des Grecs.
Enfin son avis prévalut ; et il dressa un décret, par lequel les Athéniens mettaient leur ville sous la garde de Minerve, leur protectrice, et qui commandait que tout homme en âge de porter les armes s’embarquât sur la flotte, et que chacun pourvût, du mieux qui lui serait possible, à la sûreté de sa femme, de ses enfants et de ses esclaves. Le décret fut ratifié ; et la plupart des Athéniens envoyèrent leurs parents et leurs femmes à Trézène[24], où on les reçut avec toutes sortes de bons procédés. Les Trézéniens ordonnèrent qu’ils seraient nourris aux dépens du public, et ils assignèrent, pour chaque personne, deux oboles[25] par jour. Ils permirent aux enfants de cueillir des fruits partout où il leur plairait, et ils fournirent aux honoraires des maîtres chargés de les instruire. Ce décret fut l’œuvre de Nicagoras.
Le trésor public d’Athènes était vide : l’Aréopage, au rapport d’Aristote, donna huit drachmes[26] à chaque soldat, et c’est à lui qu’on dut aussi les moyens de compléter l’armement des trirèmes ; mais, suivant Clidémus[27], cet argent provenait d’un stratagème de Thémistocle. Clidémus raconte que, lorsque les Athéniens furent descendus au Pirée, l’égide de la statue de Minerve se trouva perdue ; que Thémistocle, en fouillant partout, sous prétexte de la chercher, trouva une grande quantité d’argent, que chacun avait caché parmi ses hardes. Cet argent fut mis à la disposition de l’État, et les soldats purent faire les provisions nécessaires. Enfin, la ville vogua sur les flots. On se sentait, à ce spectacle, tout saisi de compassion ; on admirait surtout l’intrépidité de ces hommes envoyant ainsi leurs parents dans une ville étrangère, et passant à Salamine, sans se laisser ébranler par les gémissements, les larmes et les embrassements de leurs femmes. Mais, surtout, ce qu’on ne pouvait voir sans pitié, c’était cette foule de vieillards que leur grand âge ne permettait pas de transporter[28]. À ce sentiment douloureux se joignait une sorte d’attendrissement, à la vue de ces animaux domestiques et privés, qui couraient çà et là sur le rivage, avec des hurlements plaintifs, et rappelant leurs maîtres. On cite, entre autres, le chien de Xanthippe, père de Périclès : il ne put se résoudre à quitter son maître ; il se jeta à la mer, et il nagea près de son vaisseau jusqu’à Salamine, où il expira aussitôt, épuisé de fatigue. On montre encore un endroit appelé le Tombeau du Chien, où l’on dit qu’il fut enterré.
Voilà des faits bien glorieux pour Thémistocle ; mais il ne s’en tint pas là encore. Il s’apercevait que les citoyens regrettaient Aristide, et qu’ils craignaient que le ressentiment ne le portât à se joindre aux barbares, et qu’il ne ruinât les affaires de la Grèce ; car c’était avant la guerre, que la faction de Thémistocle l’avait fait condamner par l’ostracisme. Il proposa donc un décret, en vertu duquel tous les citoyens bannis pour un temps étaient autorisés à revenir, comme à faire et à dire, conjointement avec les autres citoyens, tout ce qui serait utile pour le salut de la Grèce.
Eurybiade, que la prépondérance de Sparte avait fait nommer chef suprême de la flotte, était un homme faible de cœur en face du danger[29] : il voulait mettre à la voile, et naviguer vers l’isthme, où s’était rassemblée l’armée de terre des Péloponnésiens. Thémistocle s’y opposa ; et c’est à cette occasion qu’il fit les réponses qu’on a conservées. « Thémistocle, lui dit Eurybiade, on bâtonne, dans les jeux publics, ceux qui partent avant le signal. Il est vrai, répondit Thémistocle ; mais on ne couronne point ceux qui restent les derniers. » Eurybiade ayant levé son bâton, comme pour le frapper : « Frappe, lui dit Thémistocle, mais écoute. » Eurybiade, émerveillé de cette douceur, l’invita à parler. Thémistocle commençait à le ramener à son avis ; mais quelqu’un se mit à dire : « Il ne sied pas, à un homme qui n’a plus de ville, de conseiller, à ceux qui en ont, de les abandonner et de trahir leurs patries. » Thémistocle, rétorquant le mot : « Misérable, dit-il, si nous avons abandonné nos maisons et nos murailles, c’est que nous n’avons pas voulu devenir esclaves, par amour pour des choses inanimées. Mais il nous reste encore la plus grande des villes de la Grèce : ce sont ces deux cents trirèmes, qui sont ici pour vous secourir, si vous consentez à ce qu’elles vous sauvent. Au reste, si vous partez, si vous nous trahissez une seconde fois, bientôt on entendra dire dans la Grèce que les Athéniens possèdent une ville libre, et un pays non moins beau que celui qu’ils ont perdu. » Eurybiade, à ces paroles de Thémistocle, comprit avec terreur les périls où le pourrait laisser la retraite des Athéniens. Un Érétrien voulait parler contre Thémistocle. « Hé quoi, dit celui-ci, vous parlez aussi de guerre, vous autres qui avez, comme les teuthides[30], une épée et pas de cœur. »
Quelques-uns disent qu’à l’instant où Thémistocle tenait ce propos de dessus le tillac de son vaisseau, une chouette parut, qui vola vers la droite de la flotte, et qui vint se poser sur le haut d’un mât. Ce fut là surtout ce qui rangea les Grecs à l’opinion de Thémistocle, et les décida à combattre sur mer. Mais, quand la flotte ennemie se montra sur les côtes de l’Attique, vers le port de Phalère[31], et qu’elle couvrit tous les rivages des environs ; quand le roi lui-même en personne fut descendu vers la mer avec son armée de terre, et qu’il eut déployé aux yeux cette foule immense, alors les raisons de Thémistocle s’effacèrent de l’esprit des Grecs : les Péloponnésiens tournaient de nouveau leurs regards vers l’isthme ; ils ne souffraient pas même qu’on proposât d’autre avis. Il fut donc résolu qu’on partirait la nuit même ; et l’ordre de partir fut donné aux pilotes.
Thémistocle, qui voyait avec douleur que les Grecs, en se dispersant chacun dans leurs villes, allaient perdre tout l’avantage que leur donnaient la nature du lieu et cet étroit passage, imagina la ruse dont l’instrument fut Sicinus. Sicinus était un prisonnier de guerre, Perse de nation, mais ami de Thémistocle, et précepteur de ses enfants. Thémistocle le dépêche secrètement au Perse, avec ordre de lui dire que Thémistocle, général des Athéniens, se dévouait aux intérêts du roi, et qu’il lui faisait donner le premier l’avis que les Grecs pensaient à prendre la fuite ; qu’il lui conseillait de ne les pas laisser échapper, mais de profiter, pour attaquer et détruire leurs forces navales, du désordre où les jetait l’absence de leurs troupes de terre. Cet avis combla de joie Xerxès, qui n’y vit qu’une preuve du dévouement de Thémistocle. Il fit porter aussitôt aux capitaines des navires l’ordre de détacher, tandis que le reste de la flotte se remplirait à loisir, deux cents vaisseaux à l’instant même, pour aller se saisir de tous les passages et cerner les îles, afin que pas un des ennemis n’échappât.
Aristide, fils de Lysimachus, s’aperçut le premier de ce mouvement. Il se rendit à la tente de Thémistocle, dont il n’était pas l’ami, et qui l’avait fait bannir, comme je l’ai dit plus haut. Thémistocle sortit à sa rencontre. « Nous sommes enveloppés, » lui dit Aristide. Thémistocle, qui connaissait sa probité, et que charmait sa présence à cet instant, lui découvre ce qu’il avait fait par le moyen de Sicinus, et le prie de retenir les Grecs et de travailler avec lui, puisqu’il avait toute leur confiance, à les faire combattre dans le détroit. Aristide, après avoir loué Thémistocle, va trouver les généraux et les triérarques, et il les exhorte vivement au combat. Pourtant ils doutaient encore qu’il n’y eut plus d’issue, lorsqu’une trirème de Ténédos[32], commandée par Panétius, passa aux Grecs, et leur confirma la nouvelle. La colère et la nécessité décidèrent donc les Grecs à tenter l’événement. Le lendemain, à la pointe du jour, Xerxès se plaça sur une hauteur, d’où il surveillait sa flotte et les dispositions de la bataille. C’était, suivant Phanodème[33] au-dessus du temple d’Hercule, près de l’endroit le plus resserré du canal qui sépare l’île de Salamine de l’Attique ; mais, suivant Acestodore[34], c’était à la limite de la Mégaride, sur les coteaux qu’on appelle les Cornes. Assis sur un trône d’or, Xerxès avait à ses côtés plusieurs secrétaires, chargés d’écrire tous les événements du combat.
Pendant que Thémistocle faisait un sacrifice sur la trirème du commandement, on lui amena trois prisonniers d’une beauté remarquable, magnifiquement vêtus, et tout chargés d’ornements d’or : on les disait fils d’Artayctus et de Sandaucé, sœur du roi. À peine le devin Euphrantidès les eut-il aperçus, qu’une grande flamme tout étincelante jaillit des victimes, et qu’un éternuement retentit à droite. Le devin prend la main de Thémistocle ; il lui commande de donner à Bacchus Omestès[35] les jeunes gens en offrande, et de les lui immoler. C’était, disait-il, le moyen d’assurer le salut des Grecs et leur victoire. Thémistocle, à cette singulière et cruelle exigence du devin, fut frappé de stupeur ; mais la multitude, comme c’est l’ordinaire dans les conjonctures difficiles et dans les périls extrêmes, comptait bien plus, pour son salut, sur l’étrange que sur les moyens avoués par la raison : elle se mit à invoquer le dieu tout d’une voix ; et, menant les prisonniers au pied de l’autel, elle exigea, à toute force, que le sacrifice s’accomplît, comme le devin l’avait ordonné. C’est du moins ce que conte Phanias de Lesbos, philosophe, et homme savant dans les antiquités de l’histoire.

Quant au nombre des vaisseaux des barbares, le poëte Eschyle dit, dans la tragédie des Perses[36], parlant comme témoin, et d’après des renseignements sûrs :

Xerxès, j’en suis garant, avait mille
Vaisseaux en somme, sans compter ses fins voiliers,
Au nombre de deux cent sept. Voilà la vérité.

Les Athéniens en avaient cent quatre-vingts, montés chacun de dix-huit soldats, qui combattaient du haut du pont : quatre de ces soldats étaient des archers, et les autres étaient des hoplites[37]. Thémistocle ne fut pas moins habile, ce semble, à choisir le moment que le lieu du combat : il prit garde de n’engager l’action, contre la flotte des barbares, qu’à l’heure où il souffle régulièrement de la mer un vent très-fort, qui soulève les vagues dans le détroit. Cette agitation n’incommodait nullement les vaisseaux des Grecs, qui étaient plats et de médiocre hauteur. Mais ceux des barbares, qui avaient la proue relevée, le pont très-haut, et qui étaient pesants à la manœuvre, tournoyaient sous l’effort, et ils présentaient le flanc aux Grecs. Ceux-ci chargeaient vivement l’ennemi, attentifs à exécuter les ordres de Thémistocle, celui des généraux qui savait le mieux ce qu’il fallait faire.

Ariamène, amiral de Xerxès, guerrier plein de courage, le plus brave et le plus juste des frères du roi, montait un grand vaisseau, d’où il lançait, comme du haut d’une muraille, une grêle de flèches et de traits du côté où combattait Thémistocle. Aminias de Décélie[38] et Sosiclès de Pédiée[39] poussèrent à sa rencontre, avec tant d’impétuosité, que les deux vaisseaux se heurtèrent de leurs becs d’airain, et qu’ils s’entr’accrochèrent. Ariamène sauta dans la trirème athénienne ; mais les deux guerriers l’y reçurent vigoureusement et à coups de javelines, et ils le précipitèrent dans la mer. Artémise[40] reconnut son corps, qui flottait parmi d’autres débris, et elle le rapporta à Xerxès.

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Loose-Sutures
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7 septembre 2024 à 04:18:44
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