Topic de
Loose-Sutures
:
Plutarque Vies des hommes illustres
On choisit, pour porter l’offrande, trois des principaux citoyens, qu’on fit partir sur un vaisseau long, garni de bons rameurs, et orné comme pour une cérémonie solennelle. Les députés eurent à souffrir et de la tempête et du calme : le calme fut presque leur mort ; et, s’ils échappèrent au danger, ce fut contre toute espérance. Le vent leur ayant manqué près des îles Éoliennes[12], des vaisseaux lipariens, qui les prenaient pour des corsaires, leur coururent sus ; mais, quand les assaillants virent qu’on se contentait de leur tendre les mains, et de leur adresser des prières, ils n’usèrent pas de violence : ils remorquèrent le vaisseau jusque dans leur port ; et là, ayant déclaré pirates ceux qui le montaient, ils les mirent en vente, eux et tout le butin. Et ce ne fut qu’à grand’peine qu’ils consentirent à les relâcher, par l’ascendant de la vertu et de l’autorité de Timasithée, leur général. Timasithée fit plus : il mit en mer quelques-uns de ses propres vaisseaux, accompagna les députés jusqu’à Delphes, et prit part avec eux à la consécration de l’offrande. Aussi les Romains lui décernèrent-ils des honneurs proportionnés à de tels services.
Les tribuns reproduisirent leur loi sur le partage des habitants de Rome ; mais la guerre contre les Falisques, qui survint fort à propos, rendit les patriciens maîtres des comices. Les affaires présentes demandaient un général qui joignît, à l’habileté pratique, autorité et réputation : Camille fut donc proposé comme tribun militaire, avec cinq autres. Le peuple ratifia la proposition ; et Camille prit en main le commandement de l’armée. Il eut bientôt envahi le territoire des Falisques. Il mit le siège devant Faléries, ville bien fortifiée, et qui n’avait négligé aucun préparatif de défense. Camille voyait parfaitement qu’elle n’était pas facile à prendre, et que le siège durerait longtemps : mais il était bien aise de tenir les Romains hors de leur ville, afin de leur ôter l’occasion de ces révoltes où ils se portaient, durant les loisirs de la paix, à la voix de leurs démagogues. Car c’était là le remède qu’employaient presque toujours les patriciens, tels que des médecins habiles, pour purger le corps politique des humeurs vicieuses qui en troublaient l’économie.
Les Falisques se confiaient en la force de leurs remparts, et ils se moquaient du siège : hormis les sentinelles qui gardaient les murailles, tous les autres habitants allaient en robe par la ville : leurs enfants se rendaient à l’école, et sortaient conduits par leur maître, pour se promener autour des murs, et pour faire leurs exercices. En effet, les Falisques, comme les Grecs, faisaient élever leurs enfants par un maître commun, pour les accoutumer, dès le premier âge, à être nourris et à vivre ensemble. Ce maître d’école avait formé le projet de livrer les Falisques aux Romains, en livrant leurs fils. Il menait tous les jours les enfants sous les murs. D’abord, il s’éloignait peu de la ville, et il les y ramenait dès qu’ils avaient fait leurs exercices. Insensiblement, il les conduisait un peu plus loin, pour leur ôter toute idée de crainte et de danger. Enfin, un jour, ayant toute la troupe avec soi, il donne à dessein dans les premières sentinelles romaines : il leur remet les enfants entre les mains, et il demande qu’on le présente à Camille. On l’y conduisit : et, quand il fut en sa présence : « Je suis, dit-il, le maître d’école de Faléries. J’ai préféré à mon devoir le plaisir de t’obliger, et je suis venu te livrer mes élèves : c’est te rendre le maître de la ville. » Camille fut révolté de cette noire perfidie, et il dit à ceux qui étaient présents : « La guerre est une bien funeste chose ! car que d’injustices et de violence n’entraîne-t-elle pas après elle ! Mais, pour les hommes de cœur, la guerre elle-même a des lois : il ne faut pas désirer tellement la victoire, qu’on ne recule plus de la chercher par des moyens criminels et impies. C’est par sa propre valeur qu’un grand général soutient la guerre, et non point par la méchanceté d’autrui. » En même temps, il commande aux licteurs de déchirer les vêtements de cet homme, de lui lier les mains derrière le dos, et de donner des verges et des courroies aux enfants, afin qu’ils châtient le traître, en le ramenant dans la ville. Cependant les Falisques venaient de s’apercevoir de la trahison du maître d’école, et toute la ville était, comme on peut croire, dans la désolation. Accablés de cet affreux malheur, on voyait les plus considérables de la ville, hommes, femmes, courir tout hors d’eux-mêmes sur les murailles et aux portes, quand tout à coup arrivent les enfants, ramenant leur maître nu et lié, et le frappant de verges, en même temps qu’ils appelaient Camille leur dieu, leur sauveur et leur père. Tous les citoyens, et non point seulement les pères des enfants, sont pénétrés, à ce spectacle, d’une vive admiration pour Camille, et du désir de s’en remettre à sa justice. Ils s’assemblent sur-le-champ, et ils lui envoient des députés, pour se livrer, eux et leurs biens, à sa discrétion. Camille renvoie les députés à Rome. Là, admis dans le sénat, ils dirent que les Romains, en préférant la justice à la victoire, leur avaient appris à préférer eux-mêmes la défaite à la liberté : et qu’ils se confessaient vaincus par la vertu des Romains, sinon inférieurs à eux en puissance. Le sénat, à son tour, les renvoya au jugement de Camille, qui se contenta d’exiger une contribution de guerre, et qui reprit le chemin de Rome, après avoir fait un traité d’alliance avec toutes les populations falisques. Mais les soldats, qui avaient compté sur le pillage de Faléries, et qui s’en revenaient les mains vides, ne furent pas plutôt dans Rome, qu’ils se mirent à décrier Camille, comme un ennemi du peuple, comme un homme qui avait envié aux pauvres un moyen légitime de s’enrichir.
Cependant les tribuns du peuple mirent encore en avant la loi sur le partage des habitants de Rome : et déjà ils appelaient le peuple aux suffrages, lorsque Camille, bravant toutes les haines, et avec une franchise sans égale, prit la parole contre la loi, et, faisant, en quelque sorte, violence au peuple, en obtint le rejet. Le peuple s’y résigna, mais à contre-cœur ; et tel fut le ressentiment des citoyens contre Camille, que le malheur domestique qu’il éprouva, par la mort d’un de ses deux fils, ne put les toucher ni apaiser leur colère. Pour Camille, qui était d’un caractère bon et sensible, il fut si accablé de cette perte, que, cité en justice, il ne comparut pas, et qu’il se tint enfermé chez lui avec les femmes.
L’accusateur de Camille était Lucius Apuléius. Il lui imputait d’avoir détourné une portion du butin pris sur les Étrusques, donnant comme preuve certaines portes de bronze, qui en faisaient partie, et qu’on avait vues chez Camille. Le peuple était irrité, et la condamnation indubitable sur le moindre prétexte. Camille fait venir chez lui ses amis, ses compagnons d’armes, ses anciens collègues ; ce qui formait une troupe considérable ; il les conjure de ne le point laisser sous le coup de ces accusations calomnieuses, et de le sauver d’une sentence inique et de la risée de ses ennemis. Ils répondirent, après délibération et discussion, qu’ils ne pouvaient rien pour empêcher le jugement ; mais que, s’il était condamné à une amende, ils la paieraient pour lui. Camille, indigné de leur faiblesse, et n’écoutant que sa colère, prit la résolution de quitter la ville, et de s’exiler volontairement. Il embrasse sa femme et son fils, il sort de sa maison, et il marche en silence jusqu’aux portes de la ville. Là, il s’arrête ; et, s’étant retourné, les mains étendues vers le Capitole, il adresse aux dieux cette prière : « Si je suis innocent, et si c’est l’injustice et la jalousie du peuple qui me forcent de quitter ignominieusement ma patrie, faites que les Romains s’en repentent bientôt, et que tout l’univers reconnaisse le besoin qu’ils ont de moi, et les regrets que leur aura causés l’absence de Camille. » Après avoir chargé, comme Achille, ses concitoyens d’imprécations, il s’éloigna de Rome[13]. Il fut condamné, par contumace, à une amende de quinze mille as, somme qui équivaut, en argent, à quinze cents drachmes[14] : car l’as est une petite monnaie, et il faut dix as pour faire un denier.
Il n’est pas un Romain qui ne croie que la justice divine avait sur-le-champ accueilli la prière de Camille, et que c’est en retour de l’injustice dont il avait été victime que Rome fut frappée. Vengeance dont Camille lui-même dut gémir, mais honorable, mais éclatante ; tant le courroux des dieux accabla Rome, et fit peser sur elle la terreur, le danger et l’infamie ! soit que le fléau ait été l’ouvrage de la Fortune, ou le châtiment d’un dieu qui veille à ce que l’ingratitude n’outrage pas impunément la vertu.
Le premier signe des grandes calamités dont Rome était menacée fut la mort du censeur Julius. En effet, la censure est particulièrement un objet de vénération chez les Romains, et ils la regardent comme sacrée. Le second signe avait précédé l’exil de Camille. Un citoyen, qui n’était ni noble ni sénateur, du reste homme de bien, et estimé pour sa vertu, Marcus Céditius, vint rapporter aux tribuns militaires un fait qu’il avait jugé digne de leur attention. Il leur raconta que, la nuit précédente, marchant seul dans la rue Neuve, il s’était entendu appeler à haute voix, et que, s’étant retourné, il n’avait vu personne : mais une voix, plus forte que celle d’un homme, lui avait dit : « Marcus Céditius, va demain, au point du jour, dire aux tribuns militaires qu’ils s’attendent à voir bientôt les Gaulois. » Les tribuns rirent et plaisantèrent de cet avis ; et peu de temps après arriva l’exil de Camille.
Cependant les Gaulois, nation celtique, chargés d’une population trop nombreuse, avaient quitté leur pays, qui ne pouvait suffire à leur subsistance, et ils cherchaient d’autres terres pour s’y s’établir. C’était une multitude infinie d’hommes jeunes, belliqueux, et qui menaient à leur suite un nombre plus grand encore de femmes et d’enfants. Les uns, franchissant les monts Riphées, se répandirent vers l’Océan septentrional, et se fixèrent aux extrémités de l’Europe ; les autres s’établirent entre les Pyrénées et les Alpes, près des Sénonais et des Celtoriens[15], et ils y restèrent longtemps. À la fin, ayant goûté, pour la première fois, du vin, qu’on leur avait apporté d’Italie, ils trouvèrent cette boisson si agréable, et ils furent si ravis du plaisir nouveau qu’elle leur avait causé, que, prenant aussitôt leurs armes, et emmenant avec eux leurs parents, ils se portèrent du côté des Alpes, pour chercher cette terre qui produisait un pareil fruit, et au prix de laquelle toute autre terre leur paraissait stérile et sauvage.
Celui qui leur avait fait connaître le vin, celui qui avait mis en eux et qui aiguillonnait ce désir de passer en Italie, c’était, dit-on, Aruns, un homme d’Étrurie, illustre dans son pays, et qui, sans être d’un naturel méchant, voulait se venger d’un affront qu’il avait reçu. Il avait été le tuteur d’un jeune orphelin, nommé Lucumon[16], le plus beau et le plus riche de ses concitoyens. Élevé sous les yeux d’Aruns depuis son bas âge, Lucumon, quand il fut parvenu à l’adolescence, ne quitta point cette maison, feignant une vive tendresse pour son ancien tuteur. Cependant il entretenait avec sa femme, qu’il aimait et dont il était aimé, une liaison criminelle. Longtemps leur intrigue resta secrète ; mais enfin leur passion mutuelle acquit tant de force, qu’ils ne pouvaient plus ni la vaincre ni la cacher. Le jeune homme enleva la femme d’Aruns, et la garda publiquement chez lui. Le mari lui intenta un procès ; mais, incapable de lutter contre les nombreux amis, le crédit et les largesses de Lucumon, il succomba, et il perdit sa cause. Alors il quitta son pays, vint chez les Gaulois, qu’il connaissait de réputation, et se mit à leur tête, pour les conduire en Italie.
Les envahisseurs eurent conquis en un instant toute la contrée qui s’étend depuis les Alpes jusqu’aux deux mers, et que possédaient, de temps immémorial, les peuples étrusques, comme les noms des lieux le prouvent encore. En effet, la mer qui est au nord s’appelle Adriatique, d’Adria, ville étrusque ; et la mer inférieure, située au midi, se nomme la mer d’Étrurie. Tout le pays est planté d’arbres, riche en pâturages, et arrosé de plusieurs rivières. Il avait alors dix-huit villes, belles et grandes, faisant un commerce très-étendu, et qui vivaient dans le luxe et l’opulence. Les Gaulois en chassèrent les Étrusques, et s’y établirent. Au reste, cette invasion avait eu lieu longtemps avant l’exil de Camille[17]. Mais ce fut durant cet exil, que les Gaulois vinrent assiéger Clusium, ville d’Étrurie.
Les habitants de Clusium implorèrent le secours des Romains, et les prièrent d’envoyer aux barbares des députés et des lettres. Les Romains dépêchèrent trois hommes de la famille des Fabius, personnages distingués, et qui jouissaient dans Rome d’une haute considération. Les Gaulois, par égard pour le nom de Rome, les reçurent honnêtement : ils suspendirent l’attaque des murs, et ils entrèrent en conférence avec les députés. « Quel tort, demandèrent ceux-ci, avez-vous reçu des Clusiens, pour être venus assiéger leur ville ? » À cette demande, Brennus[18], roi des Gaulois, se mit à rire : « Leur tort envers nous, dit-il, c’est qu’ils veulent possséder, à eux seuls, des terres immenses, tandis qu’ils ne peuvent cultiver qu’une petite étendue de pays ; c’est qu’ils refusent de partager avec nous, qui sommes étrangers, nombreux et pauvres. C’était là, ô Romains ! le tort que vous avaient fait à vous, jadis, les Albains, les Fidénates, les habitants d’Ardée ; c’est Celui qui vous ont fait naguère les Véiens et les Capénates, la plupart des Falisques et des Volsques. Tout peuple qui refuse de vous donner une part de ses biens, vous marchez en armes contre lui, réduisant les hommes en servitude, mettant tout au pillage, détruisant les villes. Vous ne faites, en cela, rien d’extraordinaire ni d’injuste : vous suivez la plus ancienne de toutes les lois, celle qui donne aux plus forts les biens des plus faibles : loi qui commence à Dieu même, et qui s’étend jusqu’aux bêtes sauvages ; car elles savent, elles aussi, que le fort prétend toujours être mieux partagé que le faible. Cessez donc de montrer tant de compassion pour les Clusiens assiégés, si vous ne voulez pas inspirer aux Gaulois un sentiment de bienveillance et de pitié en faveur des peuples opprimés par les Romains. »
Cette réponse fit juger aux députés de Rome qu’il n’y avait pas d’accommodement possible avec Brennus : ils entrèrent donc dans Clusium, relevèrent le courage des assiégés, et les animèrent à faire une sortie, s’offrant de combattre avec eux, soit qu’ils voulussent connaître le courage des barbares, ou leur faire éprouver leur valeur ; et les Clusiens suivirent ce conseil. Or, dans le combat qui se livra près des murs de la ville, Quintus Ambustus, un des trois Fabius, poussa son cheval contre un Gaulois de haute taille et d’une mine avantageuse, qui paradait sur le sien, loin en avant du rang de bataille. Il ne fut pas reconnu d’abord, parce que la mêlée était fort vive, et que les yeux étaient éblouis par l’éclat des armes ; mais, après qu’il eut vaincu et tué son ennemi, Brennus le reconnut, comme il dépouillait le cadavre. Brennus prit les dieux à témoin de cette violation du droit des gens, et des lois les plus sacrées parmi les hommes : « Fabius, disait-il, est venu à titre de député ; et c’est en ennemi qu’il a osé agir ! » Il fit sur-le-champ cesser le combat ; et, laissant là les Clusiens, il marcha sur Rome, avec son armée. Cependant il ne voulait point que l’on crût qu’il saisissait avec joie l’occasion de cette injure, comme un prétexte d’attaquer les Romains : il envoya donc à Rome demander le coupable, pour le punir, et il ne s’avança qu’à petites journées.
À Rome, dans l’assemblée du sénat, on blâma généralement la conduite de Fabius. Les prêtres appelés Féciaux soutinrent vivement l’accusation : ils remontrèrent au sénat que cet attentat intéressait les dieux eux-mêmes, et qu’en faisant retomber sur un seul coupable l’expiation du crime, on détournerait de dessus tout le peuple la vengeance céleste. Ces Féciaux avaient été institués par Numa Pompilius[19], le plus doux et le plus juste des rois, pour être les gardiens de la paix, les juges et les arbitres des motifs qui légitiment la prise des armes. Le sénat renvoya l’affaire au peuple, et les prêtres renouvelèrent, devant le peuple, leurs accusations contre Fabius ; mais le peuple porta si loin le mépris et la dérision pour les droits sacrés de la religion, qu’il nomma Fabius tribun militaire avec ses frères.
À cette nouvelle, les Gaulois, saisis d’indignation, partent sans délai, et ils s’avancent à marches forcées. Leur multitude, l’éclat de leur appareil militaire, leur force, leur fureur, jetaient l’épouvante partout où ils passaient. Les campagnes s’attendaient au plus affreux dégât, et les villes à une ruine totale. Mais, contre l’attente générale, ils ne commirent aucune violence, ne pillèrent rien dans les campagnes ; et, lorsqu’ils passaient près des villes, ils criaient, à haute voix : « C’est sur Rome que nous marchons ; nous n’avons d’ennemis que les Romains : tous les autres peuples sont nos amis ! »
Pendant que les barbares s’avançaient avec cette impétuosité, les tribuns militaires sortirent de Rome à leur rencontre. L’armée qu’ils conduisaient n’était pas inférieure en nombre à celle des Gaulois : elle montait à quarante mille hommes de pied : mais c’étaient, pour la plupart, des troupes nouvelles, qui n’avaient jamais été exercées, et qui maniaient les armes pour la première fois. D’ailleurs, les généraux négligèrent de s’assurer l’aide des dieux : ils ne leur offrirent point les victimes propitiatoires ; ils ne s’enquirent pas, auprès des devins, de ce qu’il importait de connaître, dans cette conjoncture critique, au moment où l’on s’apprêtait à livrer bataille. Ce qui ne mit pas moins de confusion dans les opérations militaires, ce fut la multitude des chefs. Auparavant, et pour des guerres bien moins importantes, les Romains avaient souvent nommé un magistrat unique, qu’ils appelaient dictateur. Ils savaient de quelle conséquence il est, dans les conjonctures périlleuses, que tous soient animés d’un même esprit, et qu’un seul chef commande, ayant en main un pouvoir absolu et le droit de juger sans appel. Mais rien ne fit plus de tort à leurs affaires que l’indigne traitement que subissait Camille : il n’y avait pas un général qui osât braver le mécontentement du peuple, ni résister à ses caprices.
Les Romains s’avancèrent jusqu’à quatre-vingt-dix stades de la ville[20], et ils campèrent sur les bords de la rivière d’Allia[21], non loin de son confluent avec le Tibre. Les barbares se montrèrent bientôt ; mais les Romains luttèrent lâchement : le désordre était dans l’armée, et leur déroute fut complète. Les Gaulois, au premier choc, culbutèrent l’aile gauche dans la rivière. L’aile droite, pour éviter la première impétuosité des barbares, avait gagné les hauteurs : elle fut moins maltraitée ; et quelques-uns de ceux-ci purent se réfugier dans Rome. Ceux de l’aile gauche qui échappèrent au massacre, quand les Gaulois furent las de tuer, s’enfuirent à Véies pendant la nuit, ne doutant pas que Rome ne fût perdue, et que tous ses habitants n’eussent péri. Cette bataille fut donnée vers le solstice d’été, et dans la pleine lune, le même jour que trois cents Romains, tous de la famille des Fabius, avaient été défaits jadis et tués par les Étrusques. Mais c’est le dernier désastre qui a laissé son nom à ce jour de l’année[22] : on l’appelle, encore aujourd’hui, le Jour d’Allia, du nom de la rivière.
J’ai examiné ailleurs s’il y a des jours néfastes, ou si Héraclite a blâmé avec raison Hésiode d’avoir admis des jours heureux et des jours malheureux, comme s’il eût ignoré que tous les jours de l’année sont d’une seule et même nature. Mais peut-être ne sera-t-il pas étranger à mon sujet, de rapporter quelques faits relatifs à ce propos. Par exemple, les Béotiens mettent au nombre de leurs jours heureux le 5 du mois Hippodromion, appelé par les Athéniens Hécatombéon[23]. Ils ont remporté, ce jour-là, deux victoires célèbres, qui donnèrent la liberté à la Grèce : celle de Leuctres, et, plus de deux cents ans auparavant, celle de Géraste, où ils défirent Lattamyas et les Thessaliens. Au contraire, les Perses ont été battus à Marathon le 6 de Boédromion[24], le 3 à Platées et à Mycale, et le 26 à Arbelles. C’est à la pleine lune de Boédromion que les Athéniens, commandés par Chabrias, remportèrent la victoire navale de Naxos : c’est le 20 du même mois, comme je l’ai dit dans mon traité des Jours[25], qu’ils gagnèrent la bataille de Salamine. Le mois Thargélion[26] a fait subir aux barbares de notables échecs. C’est dans le mois Thargélion qu’Alexandre vainquit, près du Granique, les généraux du roi de Perse : c’est le 24 de ce mois que Troie fut prise, s’il en faut croire Éphore, Callisthène[27], Damaste[28] et Phylarque ; et c’est le même jour aussi que Timoléon battit les Carthaginois en Sicile. D’un autre côté, le mois Métagitnion[29], que les Béotiens appellent Panémus, n’a pas été favorable aux Grecs : le 7, ils furent défaits en bataille rangée et taillés en pièces, à Cranon, par Antipater, et, plus anciennement, vaincus à Chéronée par Philippe. Le même jour du même mois et de la même année, les troupes grecques qu’Archidamus avait menées en Italie furent taillées en pièces, par les barbares de ce pays. Les Carthaginois se tiennent en garde contre le 22 de ce mois, parce qu’il leur apporte presque toujours de grandes calamités. Mais je n’ignore pas que ce fut vers le temps de la célébration des mystères, qu’Alexandre ruina la ville de Thèbes : et que, le 20 de Boédromion, le jour de la procession mystique de Bacchus, les Athéniens reçurent garnison macédonienne. Les Romains ont aussi des jours à la fois heureux et malheureux : ainsi, le jour où leur armée, commandée par Cépion, fut forcée dans son camp par les Cimbres, et où, peu de temps après, sous la conduite de Lucullus, ils défirent les Arméniens et Tigrane. Le roi Attalus et Pompée moururent le même jour où ils étaient nés. Il serait facile de rapporter nombre d’exemples de jours alternativement heureux et malheureux pour les mêmes personnes. Mais le jour de la défaite d’Allia est, dans chaque mois, compté par les Romains comme un jour néfaste, celui-là, et deux autres encore à cause de celui-là ; tant de désastre, comme c’est l’ordinaire, avait augmenté la crainte et la superstition ! Mais j’ai traité ce sujet plus à fond dans mes Questions romaines[30].
Si les Gaulois, aussitôt après le combat, s’étaient mis à la poursuite des fuyards, rien ne pouvait sauver Rome d’une ruine entière, ni ses habitants d’un massacre général ; car les fuyards, en s’y précipitant, remplirent tous les esprits d’une frayeur extrême, et répandirent, par toute la ville, le trouble et l’épouvante. Mais les barbares, à ce moment, ne pouvaient croire que leur victoire fût si complète : et d’ailleurs, dans les premiers transports de leur joie, ils ne pensèrent qu’à faire bonne chère et à partager les dépouilles du camp des Romains, laissant ainsi à la populace, qui s’enfuyait de la ville, la facilité de se retirer, et à ceux qui restèrent le temps de reprendre courage et de pourvoir à leur défense. Ceux-ci n’entreprirent point de sauver toute la ville : ils se bornèrent à remplir le Capitole de toutes sortes d’armes, et à le fortifier de retranchements. Leur premier soin fut d’y transporter les objets consacrés au culte.
Les Vestales, en s’enfuyant de la ville, avaient emporté le feu de Vesta, et les choses sacrées dont la garde leur était confiée. Toutefois, quelques-uns prétendent qu’elles n’ont d’autre soin que de veiller sur le feu perpétuel. Numa avait établi ce culte, parce qu’il regardait le feu comme le principe de toutes choses. De tous les éléments, en effet, celui-ci est, de sa nature, le plus en mouvement. Toute génération est un mouvement, ou du moins se fait avec mouvement : les autres substances matérielles tombent, quand elles perdent leur chaleur, dans un état d’inertie peu différent de la mort : elles désirent l’action puissante du feu, comme leur âme et leur vie ; et, dès qu’elles en ont éprouvé l’impression, elles se reprennent à agir, comme à subir l’action des autres êtres. Voilà pourquoi Numa, ce grand homme, et si sage qu’on s’imagina qu’il avait des entretiens avec les Muses, consacra le feu, et ordonna qu’on l’entretînt perpétuellement, comme une image de cette puissance éternelle qui gouverne l’univers. D’autres disent que les Romains, à l’exemple des Grecs, conservent toujours le feu devant les choses saintes, comme un symbole de pureté ; mais qu’il y a, dans l’intérieur du temple, d’autres choses sacrées, sur lesquelles nul n’a le droit de jeter les yeux, sinon les vierges qu’on appelle Vestales. C’est même un bruit commun que ce temple renferme le fameux Palladium, qu’Énée aurait transporté de Troie en Italie. D’autres disent que ce sont les dieux de Samothrace : ils content que Dardanus, fondateur de Troie, les avait apportés dans sa ville : qu’il y avait établi leurs cérémonies et leur culte, et qu’à la prise de Troie, Énée les enleva secrètement, et qu’il les emporta en Italie.
Suivant d’autres, qui se prétendent mieux informés, il y a, dans le temple, deux tonneaux de médiocre grandeur : l’un est ouvert et vide, l’autre plein et fermé ; et ces deux tonneaux, les vierges consacrées ont seules la liberté de les voir. D’autres, enfin, taxent d’erreur ces derniers : seulement, à les en croire, les Vestales, en ce jour de terreur, auraient enfermé dans deux tonneaux la plupart des choses sacrées, et elles auraient enterré les deux tonneaux sous le temple de Quirinus, dans l’endroit qu’on appelle encore aujourd’hui les Barils[31] ; puis après, elles auraient pris avec elles ce qu’il y avait de plus saint et de plus révéré, dans les choses de la religion, et elles se seraient enfuies le long du Tibre. À ce moment, un plébéien, nommé Lucius Albinus, s’éloignait de Rome avec les autres fugitifs, emmenant sur un chariot ses enfants en bas âge, sa femme, et les ustensiles nécessaires. Dès qu’il aperçut ces vierges, portant dans leurs bras les choses saintes, marcher seules et sans aide, et déjà accablées par la fatigue, il fit descendre sa femme et ses enfants, ôta du chariot tous les ustensiles, et y fit monter les Vestales, afin qu’elles pussent gagner quelqu’une des villes grecques[32]. Cette piété d’Albinus, et l’hommage qu’il rendit à la divinité, dans une circonstance si périlleuse, ne m’ont point semblé indignes d’être transmis au souvenir des hommes.
Données du topic
- Auteur
- Loose-Sutures
- Date de création
- 7 septembre 2024 à 04:18:44
- Nb. messages archivés
- 569
- Nb. messages JVC
- 568
En ligne sur JvArchive 185