Plutarque Vies des hommes illustres
Lycurgue, suivant les uns, mourut à Cirrha[68] ; mais Apollothémis[69] prétend qu’il se fit porter en Élide ; Timée[70] et Aristoxène[71] assurent qu’il finit ses jours en Crète ; Aristoxène même ajoute que les Crétois de Pergamie montrent son tombeau, près du grand chemin. Il laissa, dit-on, un fils unique, Antiorus[72], qui mourut sans enfants, et qui fut le dernier de sa race. Les amis et les parents de Lycurgue instituèrent une fête anniversaire, où ils se rassemblaient pour honorer sa mémoire, et qui subsista longtemps : ces jours d’assemblée se nommaient lycurgides. Aristocrates[73], fils d’Hipparque, dit que, Lycurgue étant mort en Crète, ses hôtes brûlèrent son corps, et qu’ils jetèrent les cendres dans la mer. Lycurgue les en avait priés lui-même, dans la crainte qu’on transportât ses restes à Lacédémone, et que les Spartiates, sous prétexte que Lycurgue serait revenu, se crussent dégagés de leur serment, et changeassent la forme des institutions.
Voilà ce qu’on sait de Lycurgue.
NUMA. (Né en l’an 753, mort en l’an 671 avant J.-C.)
Il y a vive dispute aussi[1] sur l’époque où vécut le roi Numa, bien que les généalogies remontent, ce semble, avec exactitude, de génération en génération jusqu’à lui. Il est vrai qu’un certain Clodius[2] dans la Discussion des temps, comme il a intitulé son livre, assure que, pendant le sac de Rome par les Gaulois, les anciens registres périrent, et que les actes qu’on montre aujourd’hui sont des pièces fausses, œuvre des complaisants, de certains personnages qui voulaient, à toute force, remonter aux premiers Romains, et se faire place dans les maisons les plus illustres. On a dit que Numa avait été le disciple de Pythagore. Numa suivant une autre opinion, n’aurait eu aucune connaissance des lettres grecques : la nature avait tout fait chez lui, et elle avait suffi pour le porter à la vertu ; ou bien, si ce roi avait eu un maître, il fallait faire honneur de son éducation à quelque barbare bien supérieur à Pythagore. Il y en a qui assurent que Pythagore ne vécut que bien plus tard, et qu’il est postérieur de cinq générations, pour le moins, aux temps de Numa, mais que Pythagoras de Sparte, celui qui avait remporté le prix de la course aux jeux olympiques dans la seizième Olympiade, dont la troisième année est celle de l’élection de Numa, fit un voyage en Italie, devint l’ami de Numa, et l’aida à ordonner les affaires de son royaume. De là ces institutions laconiennes qu’on voit mêlées en grand nombre aux institutions des Romains. Mais ce qu’on attribue aux conseils de ce Pythagoras peut provenir tout aussi bien de la naissance sabine de Numa. Les Sabins prétendent descendre d’une colonie de Lacédémone. Au reste, il est difficile de faire le calcul exact des temps, surtout si l’on veut arriver à une concordance avec les rôles des olympioniques[3] qui n’ont été dressés que fort tard, par Hippias d’Élis[4], et qui ne reposent sur aucun document incontestablement authentique. Nous allons toutefois raconter ce que nous avons trouvé, sur Numa, qui soit digne de mémoire ; et le sujet même nous fournira le début.
Tatia était morte, dit-on, après treize ans de mariage. Numa, depuis sa mort, avait quitté le séjour de la ville, et, d’ordinaire, il habitait la campagne. Son plaisir était de se promener solitaire dans les bocages des dieux, dans les prairies consacrées, et dans les lieux déserts. C’est ce genre de vie qui donna, je pense, l’occasion au bruit de son commerce avec une déesse : on imagina que ce n’était ni la mélancolie ni la douleur qui portaient Numa à fuir le commerce des hommes ; qu’il avait trouvé une société plus auguste ; qu’une divinité l’avait jugé digne de son alliance, et qu’époux de la déesse Égérie, comblé des dons de son amour, il était devenu, en passant ses jours auprès d’elle, un homme heureux, et savant dans la connaissance des choses divines. Il y a là, comme il est aisé de le voir, quelque chose qui ressemble fort à plus d’une de ces anciennes fables transmises de père en fils, et où se sont complu les conteurs : par exemple, celle des Phrygiens au sujet d’Attis, celle des Bithyniens sur Hérodotus, celle des Arcadiens sur Endymion ; et tant d’autres récits de mortels qui ont passé pour des hommes heureux, pour les amis de certaines divinités. Il est naturel, j’en conviens, de croire que Dieu, qui aime non les chevaux ni les oiseaux, mais les hommes, se communique volontiers à ceux qui excellent en vertu, et qu’il ne dédaigne pas de converser avec un homme religieux et saint ; mais qu’un dieu, un être divin s’unisse à un corps mortel, et qu’il soit épris de sa beauté, c’est ce qui est difficile à croire. Les Égyptiens cependant font à ce sujet une distinction assez spécieuse : ils disent qu’il n’est pas impossible que l’esprit d’un dieu s’approche d’une femme, et qu’il lui communique des principes de fécondation, mais qu’un homme ne peut jamais avoir aucun commerce, aucune union corporelle avec une divinité. Mais c’est ne pas tenir compte du principe, Que ce qui s’unit à une substance lui transmet une partie de son être, comme il reçoit lui-même une portion de cette substance. Il n’en est pas moins vrai que les dieux ont de l’amitié pour les hommes : c’est de cette amitié que naît en eux ce qu’on appelle amour, et qui n’est, de leur part, qu’un soin plus particulier de former les mœurs de ceux qu’ils affectionnent, et de les rendre plus vertueux. Voilà ce qu’on peut croire ; et c’est ainsi que s’expliquent les contes des poëtes sur l’amour d’Apollon pour Phorbas, pour Hyacinthe, pour Admète, pour Hippolyte de Sicyone. Hippolyte, dit-on, n’allait jamais par mer de cette ville à Cirrha[8], que le dieu, sentant son approche, et se réjouissant de son retour, n’inspirât à la Pythie de prononcer ce vers hexamètre :
Hippolyte, cette tête chérie, traverse la mer et revient.
C’est cette conduite surtout qui donna lieu de croire que Numa devait sa sagesse aux leçons et à l’amitié de Pythagore. En effet, les premières bases du gouvernement de Numa, comme de la doctrine du philosophe, étaient le culte de la divinité et les pieux exercices. Ce fut encore, dit-on, dans les mêmes vues que Pythagore qu’il donna à tout ce qu’il faisait un appareil extérieur et une certaine ostentation. Pythagore avait apprivoisé un aigle, qui suspendait son vol à un certain appel, et qui descendait sur sa tête. Aux jeux Olympiques, il traversa l’assemblée, en montrant sa cuisse d’or. Et bien d’autres artifices qu’on lui attribue, bien d’autres choses miraculeuses, qui ont fait dire à Timon le Phliasien[14] :
Pythagore l’enchanteur, avide de gloire,
Captivait les hommes par de graves et pompeux discours.
Outre ces premières preuves, ceux qui veulent que les deux personnages aient eu des rapports ensemble font valoir des arguments extérieurs. Ils disent d’abord que les Romains donnèrent à Pythagore le droit de cité ; et ils s’autorisent du témoignage d’Épicharme, le poëte comique[15], qui mentionne le fait dans un livre dédié à Anténor : cet Épicharme est un auteur fort ancien, et qui avait été disciple de Pythagore[16]. Une seconde preuve, c’est que, de quatre fils qu’eut Numa, il en nomma un Mamercus, nom du fils de Pythagore. C’est de Mamercus que descend la famille des Émilius, une des plus nobles d’entre les patriciennes. Émilius est un petit nom d’amitié que le roi donnait à son fils, pour désigner la douceur et la grâce de son langage[17]. Enfin, moi-même j’ai entendu, à Rome, conter plus d’une fois que les Romains reçurent un jour, de l’oracle, l’ordre de placer dans leur ville la statue du plus sage et celle du plus vaillant des Grecs, et qu’ils dressèrent, sur le Forum, deux statues de bronze, l’une à Pythagore, l’autre à Alcibiade[18].
Au reste, cette opinion est très-douteuse, et ce serait un entêtement puéril de s’arrêter plus longtemps à l’établir ou à la réfuter.
Données du topic
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- Loose-Sutures
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- 7 septembre 2024 à 04:18:44
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