Topic de Loose-Sutures :

Plutarque Vies des hommes illustres

Lycurgue, suivant les uns, mourut à Cirrha[68] ; mais Apollothémis[69] prétend qu’il se fit porter en Élide ; Timée[70] et Aristoxène[71] assurent qu’il finit ses jours en Crète ; Aristoxène même ajoute que les Crétois de Pergamie montrent son tombeau, près du grand chemin. Il laissa, dit-on, un fils unique, Antiorus[72], qui mourut sans enfants, et qui fut le dernier de sa race. Les amis et les parents de Lycurgue instituèrent une fête anniversaire, où ils se rassemblaient pour honorer sa mémoire, et qui subsista longtemps : ces jours d’assemblée se nommaient lycurgides. Aristocrates[73], fils d’Hipparque, dit que, Lycurgue étant mort en Crète, ses hôtes brûlèrent son corps, et qu’ils jetèrent les cendres dans la mer. Lycurgue les en avait priés lui-même, dans la crainte qu’on transportât ses restes à Lacédémone, et que les Spartiates, sous prétexte que Lycurgue serait revenu, se crussent dégagés de leur serment, et changeassent la forme des institutions.

Voilà ce qu’on sait de Lycurgue.

NUMA. (Né en l’an 753, mort en l’an 671 avant J.-C.)

Il y a vive dispute aussi[1] sur l’époque où vécut le roi Numa, bien que les généalogies remontent, ce semble, avec exactitude, de génération en génération jusqu’à lui. Il est vrai qu’un certain Clodius[2] dans la Discussion des temps, comme il a intitulé son livre, assure que, pendant le sac de Rome par les Gaulois, les anciens registres périrent, et que les actes qu’on montre aujourd’hui sont des pièces fausses, œuvre des complaisants, de certains personnages qui voulaient, à toute force, remonter aux premiers Romains, et se faire place dans les maisons les plus illustres. On a dit que Numa avait été le disciple de Pythagore. Numa suivant une autre opinion, n’aurait eu aucune connaissance des lettres grecques : la nature avait tout fait chez lui, et elle avait suffi pour le porter à la vertu ; ou bien, si ce roi avait eu un maître, il fallait faire honneur de son éducation à quelque barbare bien supérieur à Pythagore. Il y en a qui assurent que Pythagore ne vécut que bien plus tard, et qu’il est postérieur de cinq générations, pour le moins, aux temps de Numa, mais que Pythagoras de Sparte, celui qui avait remporté le prix de la course aux jeux olympiques dans la seizième Olympiade, dont la troisième année est celle de l’élection de Numa, fit un voyage en Italie, devint l’ami de Numa, et l’aida à ordonner les affaires de son royaume. De là ces institutions laconiennes qu’on voit mêlées en grand nombre aux institutions des Romains. Mais ce qu’on attribue aux conseils de ce Pythagoras peut provenir tout aussi bien de la naissance sabine de Numa. Les Sabins prétendent descendre d’une colonie de Lacédémone. Au reste, il est difficile de faire le calcul exact des temps, surtout si l’on veut arriver à une concordance avec les rôles des olympioniques[3] qui n’ont été dressés que fort tard, par Hippias d’Élis[4], et qui ne reposent sur aucun document incontestablement authentique. Nous allons toutefois raconter ce que nous avons trouvé, sur Numa, qui soit digne de mémoire ; et le sujet même nous fournira le début.

Il y avait trente-sept ans que Rome était bâtie et que Romulus régnait, lorsque, le 7 du mois de juillet, jour qu’on appelle maintenant les nones Capratines, Romulus alla faire, hors de la ville, un sacrifice public, près du marais de la Chèvre. Il était accompagné du sénat, et de presque tout le peuple. Tout à coup il se fit dans l’air un changement extraordinaire : une nuée épaisse et ténébreuse fondit sur la terre, et, avec elle, un vent impétueux, un ouragan terrible. La foule épouvantée prit la fuite et se dispersa. Romulus disparut au milieu de cette tempête, et l’on ne retrouva pas même son cadavre. On conçut contre les sénateurs de violents soupçons. Le bruit courut, parmi le peuple, que, las depuis longtemps d’obéir à un roi, ils s’étaient défaits de lui, dans le but de faire passer en leurs mains seules toute l’autorité. Romulus, à la vérité, commençait à les traiter d’une façon un peu dure et despotique. Mais ils assoupirent bientôt les murmures, en décernant à Romulus les honneurs divins, et en persuadant au peuple qu’il n’était pas mort, et qu’il jouissait d’une destinée meilleure. Proculus, homme des plus considérables, affirma, sous le serment, qu’il avait vu Romulus monter au ciel avec ses armes, et qu’il l’avait entendu ordonner qu’on l’appelât Quirinus.
Mais la question d’élire le nouveau roi fut, pour la ville, une autre source de troubles et de séditions. Les étrangers ne s’étaient pas encore incorporés avec les premiers citoyens ; il y avait, dans le peuple, des agitations intestines, et les patriciens eux-mêmes, divisés de sentiments, se suspectaient les uns les autres. Tous étaient d’accord qu’il fallait un roi ; mais ils étaient partagés et sur l’homme qu’on élirait, et sur celle des deux nations où on le prendrait. Ceux qui avaient, les premiers, habité Rome avec Romulus, trouvaient intolérable que les Sabins, qu’ils avaient admis au partage de la ville et du territoire, eussent la prétention de commander à ceux qui les y avaient appelés. Les Sabins, de leur côté, ne manquaient pas de raisons plausibles. Après la mort de leur roi Tatius, loin de se soulever contre Romulus, disaient-ils, ils l’avaient laissé paisiblement régner seul : ils demandaient qu’en revanche, on prît le roi dans leur nation. Quand on les avait reçus dans Rome, ils n’étaient pas inférieurs aux Romains, ajoutaient-ils ; et, en s’unissant avec eux, ils avaient accru considérablement leurs forces, et ils les avaient élevés à la dignité et à la puissance de cité. Telles étaient les causes du discord. Mais, de peur que la dissension ne mît tout sens dessus dessous, si l’exercice du pouvoir demeurait ainsi suspendu, les patriciens, qui étaient au nombre de cent cinquante[5], convinrent que chacun d’eux porterait à son tour les marques de la dignité royale, ferait aux dieux les sacrifices d’usage, et dépêcherait les affaires comme avait fait Romulus, six heures de la nuit et six heures du jour[6]. Cette distribution du temps conciliait les intérêts des deux partis ; et les sénateurs y souscrivirent, à cause de l’égalité qu’elle mettait entre eux, et parce que ce passage successif de l’autorité dans tant de mains, en faisant voir le même homme, dans le même jour et dans la même nuit, simple citoyen et roi, ôterait au peuple tout prétexte de jalousie. Les Romains donnent le nom d’interrègne à cette forme de gouvernement.
Mais, malgré la modération et la popularité qu’on les voyait mettre dans l’exercice de leur puissance, ils ne purent échapper aux soupçons et aux murmures du peuple. On les accusait de transformer l’État en oligarchie : résolus à ne pas élire de roi, ils concentraient en eux, disait-on, toute l’autorité souveraine. Pour faire cesser les rumeurs, les deux factions convinrent que l’une d’elles nommerait le roi, mais qu’elle le prendrait dans l’autre. C’est le moyen qui parut le plus propre à pacifier la dissension présente, et à inspirer au roi élu une affection égale pour les deux partis : il aimerait l’un, parce qu’il lui devrait la royauté ; et il serait porté d’inclination pour l’autre, par la force du sang. Les Sabins, les premiers, déférèrent l’élection aux Romains ; et les Romains aimèrent mieux avoir à nommer un Sabin, qu’à subir un Romain que les Sabins auraient élu. Après avoir délibéré entre eux, ils nommèrent Numa Pompilius. Ce n’était pas un de ces Sabins qui vinrent s’établir à Rome ; mais sa vertu l’avait rendu si célèbre, que les Sabins, en entendant son nom, firent éclater plus de joie que ceux mêmes qui l’avaient élu. Le choix fut signifié au peuple, et l’on députa vers Numa les principaux de chaque parti, pour le prier de venir prendre possession de la royauté.
Numa était de Cures, ville renommée du pays sabin, et à laquelle avait emprunté son nom de Quirites le peuple formé de l’union des Romains avec les Sabins admis au droit de cité. Il était fils de Pomponius, homme estimé, et il était le plus jeune de quatre frères. Sa naissance, par l’effet d’une rencontre divine, datait du jour où Rome avait été fondée par Romulus : c’est le 11 des calendes de mai[7]. Porté par un heureux naturel à toutes les vertus, il s’y était façonné davantage encore par l’instruction, par la patience et par la philosophie. Il avait purifié son âme, non-seulement de toutes les passions honteuses, mais même de celles qu’honorent les barbares, la violence et la cupidité. Le véritable courage, pensait-il, consiste à soumettre ses désirs au joug de la raison. D’après ces principes, il avait banni de sa maison tout luxe et toute magnificence. Il se montrait, pour les citoyens et pour les étrangers, un juge et un arbitre incorruptible. Il consacrait ses loisirs, non à rechercher les voluptés ou à amasser des richesses, mais à honorer les dieux, à s’élever par la raison à la connaissance de leur nature et de leur puissance ; enfin, il s’était acquis tant de réputation et tant de gloire, que Tatius, le collègue de Romulus dans la royauté de Rome, le choisit pour son gendre, et lui donna en mariage Tatia, sa fille unique. Loin qu’il se sentit le cœur enflé de cette alliance, et qu’il quittât son pays pour aller vivre près de son beau-père, il continua de rester à Cures, pour soigner son vieux père ; et Tatia elle-même préféra la condition privée de son mari, avec le repos dont il jouissait, aux honneurs qu’elle eût trouvés à Rome, dans la maison paternelle.

Tatia était morte, dit-on, après treize ans de mariage. Numa, depuis sa mort, avait quitté le séjour de la ville, et, d’ordinaire, il habitait la campagne. Son plaisir était de se promener solitaire dans les bocages des dieux, dans les prairies consacrées, et dans les lieux déserts. C’est ce genre de vie qui donna, je pense, l’occasion au bruit de son commerce avec une déesse : on imagina que ce n’était ni la mélancolie ni la douleur qui portaient Numa à fuir le commerce des hommes ; qu’il avait trouvé une société plus auguste ; qu’une divinité l’avait jugé digne de son alliance, et qu’époux de la déesse Égérie, comblé des dons de son amour, il était devenu, en passant ses jours auprès d’elle, un homme heureux, et savant dans la connaissance des choses divines. Il y a là, comme il est aisé de le voir, quelque chose qui ressemble fort à plus d’une de ces anciennes fables transmises de père en fils, et où se sont complu les conteurs : par exemple, celle des Phrygiens au sujet d’Attis, celle des Bithyniens sur Hérodotus, celle des Arcadiens sur Endymion ; et tant d’autres récits de mortels qui ont passé pour des hommes heureux, pour les amis de certaines divinités. Il est naturel, j’en conviens, de croire que Dieu, qui aime non les chevaux ni les oiseaux, mais les hommes, se communique volontiers à ceux qui excellent en vertu, et qu’il ne dédaigne pas de converser avec un homme religieux et saint ; mais qu’un dieu, un être divin s’unisse à un corps mortel, et qu’il soit épris de sa beauté, c’est ce qui est difficile à croire. Les Égyptiens cependant font à ce sujet une distinction assez spécieuse : ils disent qu’il n’est pas impossible que l’esprit d’un dieu s’approche d’une femme, et qu’il lui communique des principes de fécondation, mais qu’un homme ne peut jamais avoir aucun commerce, aucune union corporelle avec une divinité. Mais c’est ne pas tenir compte du principe, Que ce qui s’unit à une substance lui transmet une partie de son être, comme il reçoit lui-même une portion de cette substance. Il n’en est pas moins vrai que les dieux ont de l’amitié pour les hommes : c’est de cette amitié que naît en eux ce qu’on appelle amour, et qui n’est, de leur part, qu’un soin plus particulier de former les mœurs de ceux qu’ils affectionnent, et de les rendre plus vertueux. Voilà ce qu’on peut croire ; et c’est ainsi que s’expliquent les contes des poëtes sur l’amour d’Apollon pour Phorbas, pour Hyacinthe, pour Admète, pour Hippolyte de Sicyone. Hippolyte, dit-on, n’allait jamais par mer de cette ville à Cirrha[8], que le dieu, sentant son approche, et se réjouissant de son retour, n’inspirât à la Pythie de prononcer ce vers hexamètre :

Hippolyte, cette tête chérie, traverse la mer et revient.

On raconte aussi que Pan aima Pindare et ses poésies. Les dieux firent rendre des honneurs à Hésiode et à Archiloque après leur mort, parce qu’ils avaient été chers aux Muses ; Esculape alla loger chez Sophocle, du vivant de ce poëte, et il subsiste, encore aujourd’hui, plus d’une preuve de cette visite : on ajoute qu’après sa mort, un autre dieu lui donna la sépulture. Si nous croyons que la divinité a traité de la sorte des poëtes, pourrions-nous sans injustice refuser de croire qu’ils aient visité Zaleucus, Minos, Zoroastre, Numa, Lycurgue, ces gouverneurs de royaumes, ces fondateurs de républiques ? ou plutôt ne faut-il pas dire qu’un impérieux motif amenait les dieux à se communiquer à ces grands hommes ? Ils durent venir pour leur inspirer leurs entreprises glorieuses, et pour les encourager dans l’exécution ; tandis que, s’il est vrai qu’ils se soient jamais communiqués à des poëtes et à des joueurs de lyre, ils ne l’ont fait que par simple passe-temps. Au reste, si quelqu’un est d’un autre sentiment, le chemin est large, comme parle Bacchylide[9] (9) ; car il n’y a nulle absurdité à croire, avec certains auteurs, que Lycurgue, Numa, et plusieurs autres personnages célèbres, ayant à mener une multitude farouche et difficile à manier, ont supposé, pour faire accueillir les grands changements qu’ils proposaient, un ordre émané des dieux : fiction salutaire à ceux-là mêmes qu’on avait induits dans l’erreur.
Numa était dans la quarantième année de son âge, lorsque les députés vinrent de Rome, le prier d’accepter la royauté. La parole fut portée par Proculus et Vélésus, qui avaient eu l’un et l’autre des chances dans l’élection : Proculus avait été porté par les Romains, Vélésus par les Sabins. Leur discours ne fut point long : ils ne doutaient pas que Numa ne regardât comme un grand bonheur la nouvelle qu’ils lui apportaient[10]. Mais ce ne fut pas petite affaire que de l’amener à consentir. Il fallut bien des raisons, et la prière même, pour ébranler un homme qui avait toujours vécu dans le repos et dans la paix, et pour lui persuader de prendre le gouvernement d’une ville née, en quelque sorte, de la guerre, et qui avait grandi par les armes. Il répondit, en présence de son père et de Marcius, un de ses parents : « Tout changement dans notre vie est pour nous un péril ; mais, à l’homme qui ne manque pas du nécessaire, et qui n’a pas à se plaindre de sa situation présente, c’est pure folie que de renoncer à ses habitudes et de changer sa condition : biens assurés, du moins, et, n’eussent-ils pas d’autres avantages, préférables, par cela seul, à ce qui est incertain. La royauté ne présente même pas cette incertitude du danger, s’il en faut juger par ce qui est arrivé à Romulus : entaché du soupçon flétrissant d’avoir fait assassiner Tatius, son collègue, il a laissé, en mourant, peser sur les sénateurs la flétrissante imputation de l’avoir fait périr lui-même. Et pourtant les sénateurs célèbrent, dans Romulus, un fils des dieux ; ils disent que Romulus a été nourri dans son enfance et sauvé par une protection singulière de la divinité. Pour moi, je suis d’une race mortelle ; j’ai été nourri et élevé par des hommes qui vous sont connus. Les qualités qu’on loue en moi ne sont pas celles qu’il faut à un homme qui va régner : ce que j’ai toujours aimé, c’est le repos, c’est l’étude débarrassée de tout souci des affaires ; et je me sens une passion violente, invétérée pour la paix, pour les exercices étrangers à la guerre, pour ces assemblées où l’on s’occupe à honorer les dieux, à prendre d’innocents plaisirs, et d’où l’on retourne, chacun de son côté, aux travaux de la terre et à la conduite des troupeaux. Quant à vous, Romains, Romulus vous a laissé des guerres que vous voudriez peut-être ne point avoir ; mais la ville a besoin, pour y résister, d’un roi plein d’ardeur, et dans la force de l’âge. Ce peuple est accoutumé aux armes, et le succès aiguillonne son ardeur : tout le monde sait qu’il ne veut que s’agrandir et commander aux autres. Ce serait donc s’exposer au ridicule, que de servir les dieux et de vouloir former les citoyens à la pratique de la justice, à la haine de la guerre et de la violence, dans une nation qui a plus besoin d’un général d’armée que d’un roi. »
Aux motifs qu’alléguait Numa pour refuser la royauté les Romains opposèrent les plus vives instances : ils le conjurèrent de ne pas les replonger dans de nouveaux troubles et dans la guerre civile ; car il était le seul qui fut agréable aux deux partis. Quand ils se furent retirés, le père de Numa et Marcius firent en particulier tous leurs efforts auprès de lui, pour le décider à accepter ce beau et divin présent : « Si ta fortune te suffit, dirent-ils, et si tu n’as pas besoin de trésors ; si tu n’ambitionnes pas la gloire qui est attachée au commandement et à l’autorité, parce que tu possèdes, dans la vertu, une gloire plus réelle, considère au moins que, régner, c’est servir la divinité. C’est la divinité qui t’appelle aujourd’hui, et qui ne veut pas laisser inutile et désœuvrée cette justice si estimée qui te distingue. Ne résiste donc pas à sa volonté ; ne refuse pas le pouvoir : il y a là, pour un homme sage, un champ de nobles et grandes actions ; là, on peut honorer les dieux avec magnificence, et soumettre les hommes aux sentiments pieux, par l’influence si efficace et si prompte des exemples que donne le souverain. Les Romains ont aimé Tatius, tout étranger qu’il fût, et ils ont consacré par des honneurs divins la mémoire de Romulus. Et qui sait si ce peuple vainqueur ne va pas sentir le dégoût de la guerre, et si, rassasié de triomphes et de dépouilles, il ne désire pas pour chef un homme ami de la justice, qui fasse de bonnes lois et qui assure la paix ? Que s’il conserve la même passion, la même fureur pour la guerre, ne vaut-il pas mieux détourner vers d’autres objets cette ardeur impétueuse, en prenant dans ta main les rênes, et unir la patrie et tout le peuple sabin d’un lien de bienveillance et d’amitié réciproques, avec une ville florissante et redoutée ? » À ces raisons se joignirent, dit-on, des présages favorables, et les prières empressées, ferventes, des concitoyens de Numa, qui vinrent, au premier bruit de l’offre des députés de Rome, le conjurer de partir et d’accepter la royauté, afin de resserrer davantage encore l’union et l’intimité des hommes des deux nations.
Dès qu’il eut donné son consentement, il fit un sacrifice aux dieux, et il partit pour Rome. Le sénat et le peuple sortirent à sa rencontre, pleins d’un extrême désir de le voir : les femmes faisaient retentir des acclamations de joie ; on sacrifiait dans les temples ; partout éclatait un sentiment de satisfaction, comme si la ville eût reçu, non pas un roi, mais un nouveau royaume. Lorsque Numa fut arrivé au Forum, Spurius Vettius, qui, à cet instant-là, était chargé des fonctions d’inter-roi, fit procéder à l’élection. Numa réunit tous les suffrages, et on lui apporta les marques de la dignité royale. Mais il commanda qu’on attendit encore, disant qu’on devait d’abord s’assurer du consentement des dieux. Il prit avec lui des devins et des prêtres, et il monta au Capitole, que les Romains d’alors nommaient la colline Tarpéienne. Là, le principal augure lui voila la face, le tourna vers le midi, et, se tenant derrière Numa, lui imposa la main droite sur la tête, fit une prière, et porta sa vue de tous les côtés, pour observer ce que les dieux feraient connaître par le vol des oiseaux ou par d’autres signes. Cependant un silence incroyable régnait dans cette foule qui remplissait le Forum : tous les esprits attendaient en suspens ce qui allait arriver, jusqu’à ce qu’enfin il parut des oiseaux de bon augure, et qui tirèrent à droite. Alors Numa prit la robe royale[11], et il descendit de la citadelle, pour se rendre au milieu du peuple. Bientôt on entendit une clameur de joie, et le roi fut salué des noms d’homme saint entre tous, et le plus chéri des dieux.
Son premier acte, quand il eut pris possession de la royauté, fut de casser la compagnie des trois cents gardes que Romulus avait toujours auprès de sa personne, et qu’il appelait Célères, c’est-à-dire vites à la course. Numa ne voulait ni paraître se défier de ceux qui se fiaient à lui, ni régner sur des hommes qui n’auraient pas eu en lui une pleine confiance. En second lieu, aux deux prêtres de Jupiter et de Mars il en ajouta un troisième, pour Romulus, et il l’appela Flamine Quirinal. Ce nom de Flamine était celui qu’on donnait déjà aux deux autres prêtres, à cause des bonnets dont ils se couvraient la tête : c’est comme qui dirait, en grec, pilamines. C’est un fait constant que les mots grecs étaient alors plus communs dans la langue latine qu’ils ne le sont aujourd’hui[12]. Les manteaux que les rois portaient, et qu’on appelait lènes, sont, suivant Juba, nos chlènes. Le jeune garçon qui fait le service dans le temple de Jupiter est appelé Camillus, nom que quelques peuples grecs donnent à Mercure, parce qu’il est le ministre des dieux.
Après ces réformes, qui devaient lui concilier la bienveillance du peuple et ses bonnes grâces, Numa, sans perdre un instant, prit à tâche d’adoucir les mœurs des citoyens, comme on amollit le fer, et de substituer, à leurs inclinations dures et guerrières, des affections plus tendres et plus justes. Rome était alors cette ville en effervescence dont parle Platon[13]. Œuvre, à sa première origine, de l’audace et de la témérité des hommes les plus hardis et les plus belliqueux, qui s’y étaient rassemblés de toutes parts ; nourrie au milieu des expéditions militaires, et dans des guerres continuelles, c’est par les armes qu’elle avait grandi sa puissance, et c’est par les dangers qu’elle semblait se fortifier chaque jour, comme les pieux qu’on enfonce s’affermissent par les coups qu’on leur donne. Numa, pensant bien que c’était grande et rude entreprise, que de vouloir adoucir et porter à la paix ce peuple fier et guerrier, appela la religion à son secours. Des fêtes, des sacrifices, des danses, qu’il ordonnait, qu’il conduisait lui-même, et dont il tempérait la gravité par l’attrait du plaisir : tels étaient les moyens habituels dont il se servait pour apprivoiser, pour amollir, ces courages bouillants, et qui ne respiraient que la guerre. Quelquefois aussi il leur racontait des prodiges effrayants, dont les dieux l’avaient fait témoin : visions étranges, voix menaçantes ; enfin il dompta et fit fléchir leurs âmes sous l’empire de la religion.

C’est cette conduite surtout qui donna lieu de croire que Numa devait sa sagesse aux leçons et à l’amitié de Pythagore. En effet, les premières bases du gouvernement de Numa, comme de la doctrine du philosophe, étaient le culte de la divinité et les pieux exercices. Ce fut encore, dit-on, dans les mêmes vues que Pythagore qu’il donna à tout ce qu’il faisait un appareil extérieur et une certaine ostentation. Pythagore avait apprivoisé un aigle, qui suspendait son vol à un certain appel, et qui descendait sur sa tête. Aux jeux Olympiques, il traversa l’assemblée, en montrant sa cuisse d’or. Et bien d’autres artifices qu’on lui attribue, bien d’autres choses miraculeuses, qui ont fait dire à Timon le Phliasien[14] :

Pythagore l’enchanteur, avide de gloire,
Captivait les hommes par de graves et pompeux discours.

Le prestige employé par Numa fut cet amour d’une déesse ou d’une nymphe des montagnes, ce commerce secret dont j’ai parlé, et de prétendus entretiens avec les Muses. Numa attribuait aux Muses la plupart de ses révélations, et il prescrivit aux Romains des honneurs particuliers pour une d’entre elles. Il la nommait Tacita, c’est-à-dire silencieuse ou muette ; ce qui semble un souvenir et une consécration du silence prescrit par la diète pythagorique.
Ses ordonnances sur les statues des dieux ont une étroite parenté avec les dogmes de Pythagore. Le philosophe croyait que l’être par excellence n’est ni perceptible, ni susceptible de sensations, mais invisible, exempt de toute corruption, et purement intelligible. Numa, de son côté, défendit aux Romains d’attribuer à Dieu aucune forme d’homme ni de bête ; et il n’y avait jadis parmi eux ni portrait ni statue de divinité. Durant les cent soixante-dix premières années, ils ne placèrent, dans les temples et dans les chapelles qu’ils bâtissaient, aucune image figurée. Ils regardaient comme une impiété de représenter ce qu’il y a de plus parfait au moyen de ce qu’il y a de plus vil, et ils croyaient qu’on ne peut atteindre Dieu que par la pensée. Ses sacrifices répondaient fort aussi aux rites pythagoriciens : il n’y en avait pas de sanglants ; et on y usait ordinairement de farine, de libations, et d’autres choses très-simples.

Outre ces premières preuves, ceux qui veulent que les deux personnages aient eu des rapports ensemble font valoir des arguments extérieurs. Ils disent d’abord que les Romains donnèrent à Pythagore le droit de cité ; et ils s’autorisent du témoignage d’Épicharme, le poëte comique[15], qui mentionne le fait dans un livre dédié à Anténor : cet Épicharme est un auteur fort ancien, et qui avait été disciple de Pythagore[16]. Une seconde preuve, c’est que, de quatre fils qu’eut Numa, il en nomma un Mamercus, nom du fils de Pythagore. C’est de Mamercus que descend la famille des Émilius, une des plus nobles d’entre les patriciennes. Émilius est un petit nom d’amitié que le roi donnait à son fils, pour désigner la douceur et la grâce de son langage[17]. Enfin, moi-même j’ai entendu, à Rome, conter plus d’une fois que les Romains reçurent un jour, de l’oracle, l’ordre de placer dans leur ville la statue du plus sage et celle du plus vaillant des Grecs, et qu’ils dressèrent, sur le Forum, deux statues de bronze, l’une à Pythagore, l’autre à Alcibiade[18].

Au reste, cette opinion est très-douteuse, et ce serait un entêtement puéril de s’arrêter plus longtemps à l’établir ou à la réfuter.

On attribue encore à Numa la fondation et l’organisation du collège des prêtres qu’on appelle Pontifes ; et il en fut lui-même, dit-on, le chef. Le nom de Pontifes vient, selon les uns, de ce que ces prêtres servent les dieux tout-puissants, maîtres de toutes choses : puissant se dit en latin potens. D’autres veulent que ce nom soit pris de l’expression conditionnelle s’il est possible de faire[19], en ce que le législateur ne prescrivait aux prêtres que les sacrifices qu’il leur était possible de faire, et ne les rendait pas responsables dès qu’il y avait empêchement légitime. Toutefois la plupart des auteurs préfèrent une étymologie que je trouve ridicule : le nom de Pontifes signifierait, à les en croire, faiseurs de ponts[20] ; et on l’aurait donné à ces prêtres à cause des sacrifices qu’ils font sur les ponts, et qui sont les plus anciens comme les plus saints de tous. En effet, un pont se dit pons en latin. Ils ajoutent que le soin d’entretenir et de réparer les ponts n’est pas moins dans le devoir des Pontifes, que l’observation d’une cérémonie imprescriptible ou des rites nationaux : c’est même, chez les Romains, un point de religion de croire qu’on ne pourrait, sans sacrilège, rompre le pont de bois[21]. Ce pont avait été construit, à ce qu’on prétend, sans aucune ferrure, et lié seulement avec des coins de bois, suivant la prescription d’un oracle. Le pont de pierre n’a été bâti que bien après, sous la questure d’Émilius. On dit même que le pont de bois n’existait point encore du temps de Numa, et qu’il a été construit sous le règne de son petit-fils Marcius. Le grand Pontife remplit les fonctions d’interprète et de devin, ou plutôt d’hiérophante : il ne préside pas seulement aux sacrifices publics, mais il surveille encore ceux qui se font en particulier, et il prend garde qu’on n’y transgresse les ordonnances du culte ; enfin, c’est lui qui enseigne ce que chacun doit faire pour honorer les dieux, ou pour les apaiser.
La surveillance des vierges sacrées qu’on nomme Vestales était aussi une charge du grand Pontife ; car c’est à Numa qu’on rapporte l’institution des Vestales, la consécration du feu qui brûle éternellement, confié à leur garde, ainsi que les rites et les cérémonies qu’elles observent. Peut-être Numa pensait-il que la substance pure et incorruptible du feu ne devait être confiée qu’à des corps chastes, exempts de souillure ; peut-être voyait-il dans le feu, stérile de sa nature et infécond, un rapport sensible avec la virginité. En effet, dans les lieux de la Grèce, à Pytho[22], à Athènes, où brûle un feu perpétuel, la garde en est donnée non à des vierges, mais à des veuves qui ont passé l’âge d’un nouvel hymen. Ce feu vient-il à s’éteindre par quelque accident, comme la lampe sacrée s’éteignit, dit-on, à Athènes, durant la tyrannie d’Aristion[23] ; à Delphes, lorsque le temple fut brûlé par les Mèdes ; à Rome, pendant la guerre de Mithridate et durant la guerre civile, où le temple fut consumé ainsi que l’autel : il est défendu de le rallumer avec un feu ordinaire ; et il faut faire un feu tout nouveau, en tirant du soleil une flamme pure et sans mélange. On emploie, à cet effet, des vases concaves, dont les parois intérieures sont taillées en triangles rectangles isoscèles, et où toutes les lignes tirées de la circonférence aboutissent à un même centre. Ces vases sont exposés au soleil, et les rayons, réfléchis de tous les points de la circonférence, s’entremêlent dans ce centre commun : ils y subtilisent l’air et le divisent ; ils acquièrent, par la réflexion, la nature et la puissance du feu, et ils embrasent promptement les matières sèches et légères qu’on leur présente[24].
Selon certains auteurs, l’emploi des vierges sacrées se borne à la garde du feu perpétuel ; mais il y a, suivant quelques-uns, d’autres choses saintes sur lesquelles elles peuvent seules porter leurs regards. Nous avons écrit, dans la Vie de Camille[25], tout ce qu’il est permis de savoir et de dire au sujet de ces mystères. On dit que Numa consacra d’abord deux Vestales, Gégania et Vérénia, et ensuite deux autres, Canuléia et Tarpéia. Servius en ajouta encore deux ; et c’est à ce nombre de six qu’on s’est arrêté jusqu’à présent. Numa prescrivit aux vierges sacrées de garder pendant trente ans la chasteté. Les dix premières années, elles apprennent leurs devoirs ; les dix suivantes, elles pratiquent ce qu’elles ont appris, et, les dix dernières, elles instruisent les novices. Ce temps expiré, elles sont libres de se marier, et de quitter le sacerdoce pour embrasser un autre genre de vie ; mais il en est peu, à ce qu’on assure, qui profitent de cette liberté, et celles qui l’ont fait n’ont pas eu lieu de s’en applaudir : elles ont passé le reste de leur vie dans le repentir et la tristesse. Ces exemples ont inspiré aux autres une crainte religieuse ; et au mariage elles ont préféré la continence, et la virginité perpétuelle.

Données du topic

Auteur
Loose-Sutures
Date de création
7 septembre 2024 à 04:18:44
Nb. messages archivés
569
Nb. messages JVC
568
En ligne sur JvArchive 305