Derrière, dans l'ombre du centre culturel, chaque pavé est sa propre patinoire.
Auroch s'en éloigne sans y prendre garde. Une chute ce n'est pas ce qui le préoccupe. Ses joues acclimatées à la soufflerie surchauffée sont saisies par l'air extérieur. Un nuage de vapeur se forme à chaque nouvelle expiration. Il frissonne, frotte ses mains engourdies, les ouvre lentement devant lui. Ce fichu labyrinthe de coursives, il en est sorti ! C'est la seule chose qui compte.
Il progresse dans la face cachée du bâtiment. Un bloc de béton bardé de baies vitrées disposées irrégulièrement. Pas praticable : c'est déjà la troisième glissière de sécurité qu'il enjambe. Ont-ils peur que les véhicules percutent des piétons invisibles ? Piétons dont la présence est aussi ténue que les trottoirs. Même pas assez large pour y poser deux pieds. Ces accotements bitumeux jaillissent des routes, s'y enfouissent à nouveau, comme une sorte de rivière souterraine.
De la chaleur ascendante vient chatouiller Auroch, il foule une longue grille. Chaque pas est bruyant, et sous les barreaux métalliques : des profondeurs mystérieuses.
Tout ça ne sera bientôt qu'un mauvais souvenir. L'hymne perpétuel en arrière-plan. L'idéogramme géant de la tension du progrès. L'agent.
Plus moyen d'avancer. Sûrement la réalité qui s'emplit de mélasse pendant qu'Auroch regarde ailleurs. Chacun de ses muscles courbaturé lui supplie de s'arrêter. Le Séris s'écroule sur un banc. Autour de lui des sacs en papier volettent, passent par les fenêtres brisées de logements abandonné. Le quartier est excentré et c'est très bien comme ça.
Auroch tourne la tête, le grondement d'un avion de ligne attire son attention. Il n' a jamais pu admirer leur profil blanc et allongé d'aussi près. On lui a répété, à l'orphelinat : « Tu feras ta vie à Witchita. Le citoyen conforme respecte l'unité de lieu. Pour nous tous, ni train ni avion. »
Une respiration hachée émerge du vacarme. Quelqu'un ! Auroch s'empare d'une canette pointue et fait face.
L'intruse fronce les sourcils - Eho. Tu redescends d'un cran le gnard.
C'est une Séris à la peau usée, sa tignasse grise n'a rien à envier à un balai.
- Ça ne va pas de me faire des frayeurs comme ça, avec ta tête de vielle prune ?
- Qui te dit que t'as pas raison d'avoir peur ?
- Mouais, je suis plutôt rassuré d'un coup.
Elle s'excite sans crier gare. Ses bras fripés sont pris de mouvements erratiques.
- J'peux être dingo moi. C'est ça ouais, une vieille dingo !
Auroch la toise, elle est frêle et fragile, une vraie poupée de chiffon.
Et lui ? Affamé. Mal partout. Vu son piètre état elle pourrait bien avoir le dessus. Bah ! Il bombe le torse.
- J'ai vu pire. Remballe ta sénilité et retourne au club des vieux schnocks de plus de 500 ans.
- J'étais sage-femme, j'donnais la vie. Mais j'peux faire l'opération inverse. Fais gaffe !
Un autre marginal la hèle.
- Vise moi ce gnard. Il a perdu son papa, il a plus sa maman, hinhin.
Plus un mot. Auroch hausse les épaules, elle doit avoir encore quelques miettes de décence en elle. Le vieil homme à l'hygiène sordide leur fait signe.
- Gisèle, elle n'est pas... pas si méchante. Viens, traîne pas trop dehors. La police fait des descentes. Elle est pas tendre avec nous autres.
- J'en ai rien à faire d'eux je peux me débrouiller.
La clocharde reste figée, les lèvres retroussées. L'autre poursuit en levant un doigt en direction d'Auroch.
- Tu changeras d'avis quand tu les verras à dix contre un en train de jouer du bâton.
- Me cause pas. J'ai rien en commun avec vous. Tu te trompes sur toute la ligne pépère.
Des pneus crissent. Repérés. Une sirène retentit, c'est une patrouille. Trois voitures chromées, chargées à ras-bord de moyens humains avides de justice. Gauche, droite, les yeux du crasseux s'affolent dans leurs orbites.
- A-allez, tu peux venir petit. Je suis ton copain, aie confiance.
Auroch lâche la canette, il détale avant même qu'elle ne touche le sol. Suivi par Gisèle. Ils rentrent, le vieil homme sur le porche claque la porte du squat.
Ce n'est pas qu'un logement insalubre, c'est un passage vers un dédale. Un réseau en vase clos, isolé de la population générale. Le vieux marginal s'y déplace avec aisance, offrant pour seule vue à Auroch son haut de crâne dégarni et son pantalon trop ample. Il ne se presse pas. Il parle en pérégrinant, sans tourner la tête.
- Ah. Enchanté, moi c'est... Quasar.
On ne sait jamais.
Et Quasar ça sonne bien.
- Ok mon copain. T'inquiète pas trop pour les odeurs, ça va pas durer.
Ça pique comme des aiguilles dans le nez, il réprime un hoquet. Les relents rances et acides s'impriment dans ses vêtements.
- Ça vient de... de ces seaux ? Qu'est-ce qu'il y a dedans.
- Rien mon copain Quasar. T'attarde pas ça vaut pas la peine.
Ils vont.
De salons délabrés en cuisines éventrées. Pleines de vaisselles terreuses qui ne serviront plus jamais.
De grillages fendus en jardins cimentés. Aux dalles fissurées par des lierres jaunes et violets.
De passerelles branlantes sur des mares jusqu'aux entrepôts. Des caisses poussiéreuses, pillées depuis bien longtemps.
Des sons proviennent d'un ancien restaurant. D'autres voix éraillées. Les néons réarrangés de la façade brillent encore. Multicolores, ils affichent « Geoff's ».
- Oh Rusl, tu nous ramènes quoi là ?
- Un gosse ? Surtout qu'il fasse pas d'bruit. Surtout pas d'bruit. Pas d'bruit bruit bruit.
Une dizaine de marginaux tous attablés. Rusl tapote des épaules, distribue des sourires doucereux. Il troque d'aimables flatteries contre 3 plateaux repas. Gisèle se ronge le pouce, elle crache ce qu'elle rumine depuis le début.
- C'est pas la place pour un gnard ici.
- Et leurs centres, c'est mieux ?
Auroch arrache son déjeuner des mains de Rusl. Il le dévore en prêtant une oreille distraite à leurs élucubrations.
Gisèle est loquace à ce sujet. Elle reprend des couleurs, en oublie même son assiette.
- … Et une fois dans le centre on contrôle ton cerveau tous les jours. Avec des électrodes et des scanners. Si t'as pas la bonne forme ou que ça bip pas comme il faut, t'as des gros soucis. C'est pas l'âme qu'ils veulent analyser, c'est la gélatine qu'on a dans l'crâne.
Auroch tique. Âme, c'est un mot interdit ça. Un bref sourire éclot sur ses lèvres. Alastor n'en aurait pas dormi de la nuit à l'époque.
Ses doigts se barbouillent de graisse d'ailes de poulets. Mais les arômes sont gâchés par le fumet fétide de Rusl qui se rapproche pour chuchoter.
- Prends pas ce qu'elle dit pour argent comptant, mon copain Quasar.
- Je n'dis que la vérité. Qui écoute saura... Après le scan dans la machine grise tu vas en promenade. Mais tu te balades avec tout le barouf qu'elle fait dans ta tête. Elle résonne encore. Ça te quitte qu'au soir, alors tu oublies. Et après c'est rebelote dans le scanner. Et là il te refont se souvenir.
Auroch évite le contact visuel, il s'enfonce dans sa chaise pour prendre de la distance. Cette vieille déclame tout ça avec verve, presque fière des atrocités qu'Oxygène commet. Comme un gamin qui se vanterait de son maître sévère en faisant semblant de se plaindre.
Il faut serrer les dents, il n'a pas besoin d'être ami avec ces gens. Juste d'en tirer ce dont il a besoin.
.
.
.
Les bras. Glacés.
La noirceur, partout, et le goût de métal dans la bouche.
Les jambes. Elles ne répondent plus ?
Il faut se rendormir, demain ça ira mieux.
Un sommeil sans rêve, comme un flash.
UUH. Alastor se redresse sur un lit poisseux de sueur. Désarticulé. Chaque partie de son corps palpite, désaccordée. La moitié droite de son cou flotte : trop légère. Pas moyen de tâter sa nuque pour vérifier, son épaule hurle comme si le moindre mouvement en déchire toutes les fibres.
Trisha est là, toute floue. Sa bouche articule des mots qu'il n'entend pas. Elle fait des signes d’apaisement.
Soudain ses tympans bourdonnent. Alastor grogne, étourdi. Tous les sons auparavant amortis tambourinent, ils se bousculent, s'entrechoquent. Ce ne sont que les précurseurs de la douleur, qui s'engouffre. Un chaos de sensations et de perceptions.
Alastor est prostré. Secoué de tremblements imperceptibles. Trisha l'aide à se recoucher.
Il gît dans un matelas, installé à même le sol dans le bureau. Cette minuscule silhouette meurtrie côtoie les classeurs de comptabilité et les chaises de bureau au cuir craquelé.
Des exclamations. La foule s'est massée derrière les vitres, prise d'une agitation fiévreuse.
- Il a survécu à la réciprocité ! Ce n'est pas un menteur c'est un transcendé !
Trisha lui fait boire une gorgée d'eau. Sa trachée est comme du carton, les gouttes sont autant de lames qui la scarifient.
- Doucement. Ne bois pas trop vite... Tu as eu de la chance, tu n'as rien de cassé. Quelques côtes fêlées, sans doute.
- Avec des béquilles tu devrais pouvoir vite te déplacer à nouveau. J'ai eu du mal à tenir les adeptes à distance, ils veulent tous te parler.
Trisha reste muette.
Il éprouve son corps endolori.
Alastor non plus.
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