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Lettres à un jeune poète de Rilke

Supprimé
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Vous avez déjà lu ce banger mes poulets ? https://image.noelshack.com/fichiers/2023/32/5/1691764800-chokbar2bz.png

La version dictée pour les cancres: https://vocaroo.com/18FrWXdnygj1

Paris, le 17 février 1903

Cher Monsieur,

Votre lettre ne m'est parvenue qu'il y a quelques jours. Je tiens à vous remercier de la grande, de l'aimable confiance qu'elle manifeste. Je ne peux guère faire davantage. Je ne peux entrer dans une discussion sur la manière de vos vers ; toute intention critique est en effet trop éloignée de moi. Rien n'est moins capable d'atteindre une œuvre de l'art2 que des propos critiques : il n'en résulte jamais que des malentendus plus ou moins heureux. Les choses, quelles qu'elles soient, sont moins saisissables et moins dicibles qu'on ne voudrait la plupart du temps nous le faire croire ; la plupart des événements sont indicibles, ils s'accomplissent dans un espace où jamais un mot n'a pénétré, et les plus indicibles de tous sont les œuvres de l'art, existences mystérieuses dont la vie, à côté de la nôtre, qui passe, est inscrite dans la durée.

Après cette remarque liminaire, il ne m'est permis d'ajouter que ceci : vos vers n'ont pas de manière propre, mais recèlent assurément, discrets et dissimulés, les débuts de quelque chose de personnel. C'est dans le dernier poème, « Mon âme », que je ressens cela le plus distinctement. Là, quelque chose qui vous est propre cherche à trouver ses mots et sa musique. Et dans le beau poème « À Leopardie », on voit peut-être s'élever une sorte de parenté avec ce grand solitaire. Malgré cela, ces poèmes ne sont encore rien en soi, rien d'autonome, pas même le dernier, ni le poème à Leopardi.

La lettre pleine de bonté dont vous les avez accompagnés ne manque pas de m'expliquer plus d'un défaut que j'avais senti à la lecture de vos vers, sans pouvoir cependant l'appeler par son nom.

Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez, à moi. Vous l'avez auparavant demandé à d'autres. Vous les envoyez à des revues. Vous les comparez à d'autres poèmes, et vous êtes agité quand certaines rédactions refusent vos tentatives. Eh bien - puisque vous m'avez autorisé à vous donner des conseils - je vous prie de laisser tout cela4. Vous regardez vers l'extérieur, et c'est justement cela, plus que tout au monde, qu'il vous faudrait éviter en ce moment. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n'y a qu'un moyen, un seul. Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d'écrire ; vérifiez s'il étend ses racines jusqu'à l'endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d'écrire, il vous faudrait mourir. C'est cela avant tout : demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit : suis-je contraint d'écrire ? Creusez en vous-même jusqu'à trouver une réponse profonde. Et si elle devait être positive, s'il vous est permis de faire face à cette question sérieuse par un simple et fort « J'y suis contraint », alors, construisez votre vie en fonction de cette nécessité ; votre vie doit être, jusqu'en son heure la plus indifférente et la plus infime, signe et témoignage de cet irrépressible besoin. Puis approchez-vous de la nature. Puis tentez, comme si vous étiez le premier homme, de dire ce que vous voyez, ce que vous vivez, ce que vous aimez et ce que vous perdez. N'écrivez pas de poèmes d'amour ; fuyez pour commencer les formes qui sont trop courantes, trop ordinaires : ce sont les plus difficiles, car il faut une grande force, parvenue à maturité, pour donner quelque chose qui vous soit propre là où sont installées en foule de bonnes et parfois brillantes traditions. Aussi, réfugiez-vous, loin des motifs généraux, auprès de ceux que vous offre votre propre quotidien ; peignez vos tristesses et vos désirs, les pensées fugitives et la foi en quelque beauté - peignez tout cela avec une ardente, silencieuse, humble sincérité, et servez-vous, pour vous exprimer, des choses qui vous entourent, des images de vos rêves et des objets de votre souvenir. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas ; accusez-vous vous-même, dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour en évoquer les richesses ; car pour celui qui crée, il n'y a pas de pauvreté, ni de lieu pauvre, indifférent. Et quand vous seriez vous-même dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir jusqu'à vos sens aucun des bruits du monde, - n'auriez-vous pas encore votre enfance, cette richesse précieuse, royale, cette chambre forte des souvenirs ? C'est vers elle qu'il vous faut tourner votre attention. Essayez de faire remonter les sensations enfouies de ce vaste passé ; votre personnalité s'affermira, votre solitude s'agrandira pour devenir une demeure plongée dans la pénombre, d'où l'on entend passer au loin le bruit que font les autres. - Et si ce mouvement vers l'intérieur, cette plongée dans votre propre monde donne naissance à des vers, alors vous ne songerez pas à demander à qui que ce soit si ce sont de bons vers. Vous ne tenterez pas non plus d'intéresser des revues à ces travaux - car vous verrez en eux une propriété naturelle et qui vous est chère, une part et une voix de votre vie. Une œuvre d'art est bonne quand elle est issue de la nécessité. Elle est jugée par la nature de son origine, et par rien d'autre. Aussi ne saurais-je, très cher Monsieur, vous donner d'autre conseil que celui-ci : rentrer en soi-même et sonder les profondeurs d'où jaillit votre vie ; c'est à sa source que vous trouverez la réponse à la question de savoir si vous êtes contraint de créer. Prenez-la telle qu'elle est, sans arguties. Peut-être s'avérera-t-il que vous êtes appelé à être artiste. Alors, acceptez-en le destin et portez-le, portez son fardeau et sa grandeur sans jamais demander aucun salaire qui puisse venir de l'extérieur. Car celui qui crée doit être pour lui-même tout un monde, et trouver toute chose en lui-même et dans la nature à laquelle il s'est lié.

Mais peut-être devrez-vous aussi, après cette descente en vous-même et dans votre solitude, renoncer à devenir poète (il suffit, je l'ai dit, de sentir que l'on pourrait vivre sans écrire pour n'en avoir tout simplement pas le droit). Même alors, cependant, l'introspection à laquelle je vous invite n'aura pas été inutile. C'est à partir de là que, dans un cas comme dans l'autre, votre vie trouvera ses propres chemins, et je vous souhaite plus que je ne saurais le dire que ces chemins soient vastes, riches et bons.

Que puis-je vous dire encore ? Chaque point me semble avoir reçu l'accent qui lui revenait à bon droit ; et en fin de compte, je ne prétendais vous donner d'autre conseil que celui de vous développer en suivant, dans le calme et le sérieux, votre propre évolution ; vous ne sauriez la perturber plus violemment qu'en regardant vers l'extérieur et en attendant de l'extérieur une réponse à des questions auxquelles seul votre sentiment le plus intime, à son heure la plus recueillie, est peut-être capable d'en donner une.

Ce fut une joie pour moi que de trouver dans votre lettre le nom du professeur Horacek ; je conserve pour cet aimable savant une grande révérence, et une gratitude que les années n'ont pas démentie. Voulez-vous, je vous prie, lui faire part de ces sentiments ; il a la grande bonté de se souvenir encore de moi, et j'en ressens tout le prix.

Je vous renvoie ici même les vers que vous m'avez amicalement confiés. Et je vous remercie encore pour l'ampleur et la cordialité de cette confiance, dont j'ai tenté, par la sincérité de cette réponse où j'ai mis tout ce que je peux savoir, de me rendre un peu plus digne que ne peut l'être réellement l'étranger que je suis pour vous.

Dommage que les traductions soient merdiques

d'écrire ? Creusez en vous-même jusqu'à trouver une réponse profonde. Et si elle devait être positive, s'il vous est permis de faire face à cette question sérieuse par un simple et fort « J'y suis contraint », alors, construisez votre vie en fonction de cette nécessité ; votre vie doit être, jusqu'en son heure la plus indifférente et la plus infime, signe et témoignage de cet irrépressible besoin. Puis approchez-vous de la nature. Puis tentez, comme si vous étiez le premier homme, de dire ce que vous voyez, ce que vous vivez, ce que vous aimez et ce que vous perdez. N'écrivez pas de poèmes d'amour ; fuyez pour commencer les formes qui sont trop courantes, trop ordinaires : ce sont les plus difficiles, car il faut une grande force, parvenue à maturité, pour donner quelque chose qui vous soit propre là où sont installées en foule de bonnes et parfois brillantes traditions. Aussi, réfugiez-vous, loin des motifs généraux, auprès de ceux que vous offre votre propre quotidien ; peignez vos tristesses et vos désirs, les pensées fugitives et la foi en quelque beauté - peignez tout cela avec une ardente, silencieuse, humble sincérité, et servez-vous, pour vous exprimer, des choses qui vous entourent, des images de vos rêves et des objets de votre souvenir. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas ; accusez-vous vous-même, dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour en évoquer les richesses ; car pour celui qui crée, il n'y a pas de pauvreté, ni de lieu pauvre, indifférent. Et quand vous seriez vous-même dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir jusqu'à vos sens aucun des bruits du monde, - n'auriez-vous pas encore votre enfance, cette richesse précieuse, royale, cette chambre forte des souvenirs ? C'est vers elle qu'il vous faut tourner votre attention. Essayez de faire remonter les sensations enfouies de ce vaste passé ; votre personnalité s'affermira, votre solitude s'agrandira pour devenir une demeure plongée dans la pénombre, d'où l'on entend passer au loin le bruit que font les autres. - Et si ce mouvement vers l'intérieur, cette plongée dans votre propre monde donne naissance à des vers, alors vous ne songerez pas à demander à qui que ce soit si ce sont de bons vers. Vous ne tenterez pas non plus d'intéresser des revues à ces travaux - car vous verrez en eux une propriété naturelle et qui vous est chère, une part et une voix de votre vie. Une œuvre d'art est bonne quand elle est issue de la nécessité. Elle est jugée par la nature de son origine, et par rien d'autre. Aussi ne saurais-je, très cher Monsieur, vous donner d'autre conseil que celui-ci : rentrer en soi-même et sonder les profondeurs d'où jaillit votre vie ; c'est à sa source que vous trouverez la réponse à la question de savoir si vous êtes contraint de créer. Prenez-la telle qu'elle est, sans arguties. Peut-être s'avérera-t-il que vous êtes appelé à être artiste. Alors, acceptez-en le destin et portez-le, portez son fardeau et sa grandeur sans jamais demander aucun salaire qui puisse venir de l'extérieur. Car celui qui crée doit être pour lui-même tout un monde, et trouver toute chose en lui-même et dans la nature à laquelle il s'est lié.

Mais peut-être devrez-vous aussi, après cette descente en vous-même et dans votre solitude, renoncer à devenir poète (il suffit, je l'ai dit, de sentir que l'on pourrait vivre sans écrire pour n'en avoir tout simplement pas le droit). Même alors, cependant, l'introspection à laquelle je vous invite n'aura pas été inutile. C'est à partir de là que, dans un cas comme dans l'autre, votre vie trouvera ses propres chemins, et je vous souhaite plus que je ne saurais le dire que ces chemins soient vastes, riches et bons.

Que puis-je vous dire encore ? Chaque point me semble avoir reçu l'accent qui lui revenait à bon droit ; et en fin de compte, je ne prétendais vous donner d'autre conseil que celui de vous développer en suivant, dans le calme et le sérieux, votre propre évolution ; vous ne sauriez la perturber plus violemment qu'en regardant vers l'extérieur et en attendant de l'extérieur une réponse à des questions auxquelles seul votre sentiment le plus intime, à son heure la plus recueillie, est peut-être capable d'en donner une.

Ce fut une joie pour moi que de trouver dans votre lettre le nom du professeur Horacek ; je conserve pour cet aimable savant une grande révérence, et une gratitude que les années n'ont pas démentie. Voulez-vous, je vous prie, lui faire part de ces sentiments ; il a la grande bonté de se souvenir encore de moi, et j'en ressens tout le prix.

Je vous renvoie ici même les vers que vous m'avez amicalement confiés. Et je vous remercie encore pour l'ampleur et la cordialité de cette confiance, dont j'ai tenté, par la sincérité de cette réponse où j'ai mis tout ce que je peux savoir, de me rendre un peu plus digne que ne peut l'être réellement l'étranger que je suis pour vous.

Avec tout mon dévouement et toute ma sympathie,

Rainer Maria Rilke.

je viens de capter que ce ne sont pas les memes, je suis deg. Apres avoir viré tous les caractères spéciaux
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Données du topic

Auteur
0x0806
Date de création
25 mai 2024 à 08:24:26
Date de suppression
25 mai 2024 à 13:13:00
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